Puisque nous évoquions la noblesse des Mystères de Paris, continuons avec un petit rappel historique sur la Monarchie de Juillet, même si le roman d’Eugène Sue (contrairement aux oeuvres de Victor Hugo ou d’Alexandre Dumas) n’ont aucune visée historique.
Je ne crois pas, en effet, qu’Eugène Sue fasse mention dans son roman d’un quelconque homme politique, alors qu’il n’hésite pas, à l’intérieur de la fiction, à citer plusieurs auteurs d’ouvrages sociaux sur les prisons, la pauvreté, la prostitution… J’ai souvent souligné également combien il ancre profondément son roman dans Paris. Mais, historiquement, sans doute du fait de la quasi contemporanéité de ses Mystères de Paris – écrits entre juin 1842 et octobre 43, l’histoire commence en hiver 1838 sans que je ne sache vraiment pourquoi -, Eugène Sue évite de critiquer, ou en tout cas citer, le gouvernement en exercice, a fortiori dans la gazette conservatrice qu’est le “Journal des Débats”.
Cependant donc – et puis, une petite révision historique ne fait jamais de mal ! -, il me semble intéressant de pointer quelques dates et définitions historiques pour mieux comprendre l’oeuvre et son contexte :
La Monarchie de Juillet est la période située entre la Révolution de 1830 et celle de 1848.
La Révolution de 1830 se déroule essentiellement en juillet, d’où le nom du régime qui va suivre, et aboutit à l’expulsion du trône de Charles X (Remember “La liberté guidant le peuple” de Delacroix). Rappelons aussi que cette période précédente – 1815/1830 – appelée la « Restauration”, avait remis au pouvoir deux des petits frères de Louis XVI : Louis XVIII, qui meurt en exercice, puis Charles X donc.
Après les Journées d’émeutes de Juillet 1830 (ou de « Révolution »… il y a sûrement un débat sémantique autour de cela que je ne connais pas ; personnellement, j’utilise les deux), l’arrivée au pouvoir de Louis-Philippe semble apaiser les esprits : certes cousin de Louis XVI et duc d’Orléans, celui-ci avait cependant adhéré, en 1790, au Club des Jacobins et avait été partisan de la Révolution. A son arrivée au pouvoir, il se fait appeler “Roi des Français” et non plus Roi de France. Il rétablit la fameuse Charte qui garantit notamment la liberté de la presse (quand Le Chourineur est content, il s’écrie souvent « Vive La Charte ! »), élargit le droit de vote (toujours censitaire cependant), affiche une volonté d’instruction populaire et de réconciliation nationale (c’est lui qui baptisera la « Place de la Concorde” comme on l’a vu) et adopte un train de vie et des idées bourgeois.

Mais peu à peu, suite à plusieurs tentatives d’assassinat, Louis-Philippe se barricade, sa politique se droitise (tiens, ça me rappelle quelqu’un !), les libertés s’amenuisent à nouveau… Bref, les relations entre le peuple et son roi se tendent pour arriver aux Journées de Février 1848, c’est à dire une nouvelle Révolution comme on le lira prochainement, puis la courte Seconde République qui va suivre.
J’ai déjà dit combien cette période sera aussi cruciale dans la vie d’Eugène Sue.
Pendant toute la période de la Monarchie de Juillet, la population de Paris commence à s’agrandir considérablement. La ville double presque sa population (Paris compte 1 million d’habitants en 1840) malgré une épidémie de choléra de 1832 qui traumatisa la population. Dans Les Mystères de Paris, Rigolette raconte que ses parents en sont morts. Cette épidémie fit 20 000 victimes, surtout parmi les plus pauvres de Paris, mais permit aux idées hygiénistes d’irriguer tout le 19ème siècle.
Un personnage clé pour Paris, à cette période, est le comte Barthelot de Rambuteau (Claude-Philibert, de son petit nom ; Rambuteau tout seul pour les usagers du Métro ! Allez, une fiche Wikipedia et un petit portrait :

Ce préfet de Paris va commencer à transformer la ville avant Haussmann. Réformiste, adepte des théories hygiénistes, il est connu pour avoir introduit et généralisé l’éclairage au gaz (remplaçant les quelques réverbères à huile), fait de nombreuses plantations d’arbres, amélioré le sort des fous de Bicêtre (où est interné Morel, vous vous rappelez ? On en parlera bientôt). C’est lui qui fera agrandir l’Hôtel de Ville, toujours dans le style Renaissance initial. On lui doit plusieurs rues nouvelles dans le centre de Paris : la rue Rambuteau, évidemment, la rue d’Arcole dans la Cité, la rue de la Bourse, le nivellement des Grands Boulevards, etc.
C’est lui aussi qui réorganisa les quais et les ports de Paris, rattacha l’Ile Louviers à la rive droite, termina les ouvrages napoléoniens : l’Arc de Triomphe, la Madeleine et l’érection de l’Obélisque en 1836 à la Concorde !
Il créa de nombreuses fontaines et égouts, pava les rues et introduisit les trottoirs. C’est sous son mandat que vont être mis en place les premières lignes de chemin de fer et leurs “débarcadères”, qu’on n’appelait pas encore des gares. Eugène Sue n’en parle pas mais on en a déjà parlé et on en voit sur le Plan de Girard.

Enfin, on doit à la mandature Rambuteau les « Fortifications », c’est à dire l' »Enceinte de Thiers”, défensive, une des dernières barrières de Paris, qui va se révéler totalement inefficace face aux Allemands en 1870.
“Curieux mélange de gentilhommerie philanthrope et de bourgeoisie prudhommesque, le comte de Rambuteau mérite de rester dans la mémoire des parisiens” écrit Philippe Vigier dans “Paris pendant la Monarchie de Juillet”.
Mais rien de comparable – y compris aussi du point de vue de l’endettement de Paris – au préfet Haussmann dont la renommée va éclipser notre Rambuteau. En effet, Haussmann va détruire considérablement le Paris moyenâgeux d’Eugène Sue.
Par certains aspects, Les Mystères de Paris témoignent aussi des nouveautés qu’apporte la Monarchie de Juillet. Je pense notamment aux chapitres qui se déroulent dans les quartiers déjà rénovés de la rue du Temple, chez Madame Pipelet, mais aussi à l’idéologie très « bourgeoisie philanthropique » véhiculée par Rodolphe (« Amusez-vous à faire le bien » dit-il à Madame d’Harville) avant que Eugène Sue, au cours de l’écriture de son ouvrage, n’adopte des idées bien plus sociales.
Comme tous les grands romans, Les Mystères de Paris participe de son temps. Je conseille cet article de Judith Lyon-Caen à ce sujet. Ainsi que mon article suivant où ça va barder !
Crédits iconographiques : Daguerréotype de ? de 1842 de Louis-Philippe – gravure d’après Court de Rambuteau – Capture d’écran de l’embarcadère Saint-Lazare sur la carte de 1840.
Trois liens intéressants, outre l’ouvrage cité plus haut et l’article de Wikipedia sur la Monarchie de Juillet :
Sur la Monarchie de Juillet également : https://www.vie-publique.fr/fiches/268895-la-monarchie-de-juillet-louis-philippe-guizot-revolution-1848
Sur la politique philanthropique de la Monarchie de Juillet : https://books.openedition.org/pur/100248?lang=fr
Sur l’architecture à Paris au 19ème siècle, le grand spécialiste Jean-Michel Leniaud :
https://www.youtube.com/watch?v=AHFOvj3jVQI&t=20s