Amopix & La Curieuse présentent

Adapté par Véronique Puybaret
et Matthieu Dubois

La Noblesse au temps des « Mystères de Paris »

Il n’y a pas d’articles spécifiques sur toutes les classes sociales mais j’ai plusieurs fois évoqué dans ce blog les miséreux (le terme “prolétariat” sera surtout utilisé à partir de Karl Marx) qui tiennent une place importante dans Les Mystères de Paris (voir entrée « misère et miséreux » dans les Etiquettes). L’exploration de la misère est même est un des ressorts dramatiques du livre dès les premières pages du livre : l’évocation des bas-fonds “barbares” et “sauvages”, cloaques divers (prisons, hôpitaux, asiles, bagne), mystères urbains, bagarres et crimes, argot populaire, etc, firent la réputation et l’exotisme du feuilleton. (lire ci-dessous, par exemple, le premier chapitre du livre au « rez-de-chaussée » de la première page du Journal des Débats). Je le souligne souvent aussi dans ces articles, Eugène Sue sortira cependant de cette sorte de voyeurisme moralisant pour adopter, au cours des mois, une empathie sincère envers les pauvres gens.

La bourgeoisie, elle, est assez peu présente dans le livre. Sans doute pas assez baroque pour le talent romantique d’Eugène Sue.
Les habitants du 17 rue du Temple (quartier de la petite bourgeoisie commerçante ou artisane) sont de très modestes travailleurs, presque des prolétaires eux aussi : les Pipelet sont concierges ; Germain est clerc de notaire ; Rigolette, « grisette » ; Quant à Morel, artisan d’art, il est tombé dans la misère. Seul Charles Robert, au 1er étage, fait figure de bourgeois et drague, au propre comme au figuré, la noblesse.

L’autre bourgeois important est Maître Ferrand, notaire, fricotant tout autant avec les pauvres qu’avec les riches, “pivot de tous les crimes” comme l’écrit Eugène Sue et de toutes les classes sociales. Mais son statut social est peu décrit : il est très riche mais dissimule sa richesse derrière une façade décrépite ; il n’a qu’une gouvernante et une bonne ; il vit dans le quartier du Sentier qui est, comme le Marais, un quartier d’artisans et de petits commerçants (en tissu, déjà).

A part le docteur Griffon, personnage très secondaire, on ne trouve pas de représentants de la grande bourgeoisie dans le livre, alors qu’Eugène Sue en est issue. On ne trouve pas d’industriels (et aucune mention d’industries, notamment aucune mention des gares naissantes, dans Les Mystères de Paris).

L’autre grand contingent social des “Mystères de Paris”, ce sont les nobles, très présents, moralement bons ou mauvais comme les pauvres d’Eugène Sue, et c’est ce qui fait le charme du livre.

Qu’en était-il de cette classe sociale en 1840 ?

Depuis la Révolution et l’abolition des privilèges et des titres de noblesses, on pourrait penser que les nobles avaient disparu de Paris. Mais non. Ceux qui avaient émigrés sont rentrés, ils se font sans doute plus discrets et habitent, groupés et orgueilleux, dans le Faubourg Saint-Germain, ou sur la colline de Chaillot comme Saint-Rémy.
On parle plutôt désormais d’aristocratie.

Au 19ème siècle, et encore aujourd’hui, cette noblesse pouvait être d’origine ancienne, ou plus récente : Napoleon avait, en effet, souhaité anoblir une nouvelle élite et notamment ceux qui l’avaient servi fidèlement dans l’armée. Contrairement à la noblesse de l’ancien régime, on distinguait alors cette “noblesse d’Empire”. 3 300 titres furent décernés par l’Empereur, selon Wikipedia.
La Restauration (1815-1830 – Louis XVIII puis Charles X) ainsi que la Monarchie de Juillet (1830-1848 – Louis-Philippe) furent favorables à la noblesse tout en permettant l’éclosion de la bourgeoisie. A propos de Louis-Philippe, on parlera de monarchie bourgeoise.
Les nobles vivent toujours de leur rente, ont des fonctions diplomatiques ; Ils ont des hôtels particuliers et des propriétés à la campagne, avec de très nombreux serviteurs. Mais ils adoptent des comportements bourgeois pour l’accroissement de leur richesse et l’oisiveté n’est plus un idéal de vie.

Dans Les Mystères de Paris, les nobles sont utilisés pour agrémenter le récit de façon tout autant symbolique et fantasque que les pauvres. Contrairement à Balzac, Eugène Sue ne cherche pas à faire de la sociologie.
Les nombreux nobles du récit sont bons ou méchants, parfois les deux comme les pauvres.
La marquise Clémence d’Harville est “aussi belle que bonne” mais la comtesse Sarah Mac-Gregor est sérieusement perchée (Détail amusant : née Seyton, veuve du comte Mac-Gregor, elle utilise l’Almanach du Gotha (dont la dernière édition date de 1998 – Le Who’s who existe toujours, par contre) pour trouver un “trône de premier ordre”).
La duchesse de Lucenay est frivole et son amant, le Vicomte de Saint-Rémy, est un fieffé voyou et n’hésite pas à piéger même son père, le comte de Saint-Rémy.


Le duc de Lucenay est totalement ridicule. Dans le chapitre “Le Bal”, voici la description qu’en fait Eugène Sue : “… Appartenant à une des plus grandes maisons de France, jeune encore, d’une figure qui n’eût pas été désagréable sans la longueur grotesque et démesurée de son nez, M. le duc de Lucenay joignait à une turbulence et à une agitation perpétuelle des éclats de voix et de rire si retentissants, des propos souvent d’un goût si détestable, des attitudes d’une désinvolture si cavalière et si inattendue, qu’il fallait à chaque instant se rappeler son nom pour ne pas s’étonner de le voir au milieu de la société la plus distinguée de Paris, et pour comprendre que l’on tolérât ses excentricités de gestes et de langage, auxquelles l’habitude avait d’ailleurs assuré une sorte d’impunité. On le fuyait comme la peste (…).

On dirait qu’Eugène Sue, qui avait pourtant eu ses entrées dans la noblesse via son adhésion au Jockey Club et ses conquêtes féminines dans le grand monde, n’a pas spécialement de respect pour cette classe sociale, et c’est assez réjouissant.

Dans le même genre réjouissant, je vous encourage à revoir l’épisode 25 (mon préféré de la série) où deux serviteurs de nobles parlent de leur patron sans aucun respect.

Au delà du livre d’Eugène Sue, ce qui m’apparait curieux, c’est la sur-représentation de cette classe sociale (extrêmement minoritaire, faut-il le rappeler : 0,2% de la société française aujourd’hui) dans la littérature. De Chateaubriand, en passant par Balzac, Barbey d’Aurevilly, Alain-Fournier, Proust… pas un roman sans un personnage de noble. C’est comme si la noblesse gardait une puissance imaginaire (et c’est sans compter les écrivains qui ajoutèrent un “de” à leur nom, comme Balzac et Nerval).

Enfin, en matière de noblesse, je ne peux m’empêcher de me souvenir de l’intendant dans Peau d’Âne de Jacques Demy qui essaie de mettre les nobles dans l’ordre hiérarchique, lors de l’essai de la fameuse bague. Trois fois youpi ! le film est en ce moment sur arte.tv
https://www.arte.tv/fr/videos/017291-000-A/peau-d-ane/
A 1H26, vous verrez un de mes moments préférés du film (qui est lui-même un de mes films préférés de l’univers) : “Les Princesses d’abord, les duchesses enduites… ensuite… et les marquises…”

Alors, toute gaucho que je suis, je vous avoue que ça m’a amusé également de vérifier l’ordre hiérarchique des principaux nobles ; que voici, du plus petit au plus important : écuyer, page, chevalier, baron, vidame, vicomte, comte, marquis et enfin duc. (J’ai trouvé l’information dans l’indispensable site internet de l’ “Association d’entraide de la Noblesse Française” !!)
La notion de Prince (titre que porte Rodolphe de Gérolstein) n’est pas à proprement parler un titre de noblesse mais, sous l’ancien régime, le titre s’appliquait seulement à la famille royale française ou à des étrangers. Puis, sous l’Empire, le titre a été accordé à des très grands dignitaires de l’Empire. Dans “Les Mystères de Paris”, Rodolphe est avant tout grand-duc, régnant sur la principauté de Gerolstein, donc prince. On parle de lui aussi en disant SAR (Son Altesse Royale) ou si c’est à lui qu’on parle, ça fait – à l’écrit – VAR (Votre Altesse Royale). La classe !!

Crédits photographiques : La première page du feuilleton, avec l’évocation des “sauvages” – Gravure de la Duchesse de Lucenay, je l’adore ! – Capture d’écran de Boyer, valet de chambre et Edwards Patterson, “chef d’écurie” commentent les vilénies de Saint-Rémy – Capture d’écran du majordome de Peau d’Ane.

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