Le « socialisme utopique »

Sans qu’aucun de ses représentants ne soit mentionné (sauf Saint-Simon, mais pour une citation qui n’a rien à voir avec la philosophie), il est souvent question des théories des socialistes utopistes dans Les Mystères de Paris.

De mon côté, grâce à une remarque du narrateur, je les évoque rapidement dans l’épisode 10 de la série (quoi, vous ne l’avez toujours pas vue ?!) à propos de la ferme de Bouqueval. Mais, même si les sujets philosophiques ne sont hélas pas du tout mon fort, je tenais à en parler un peu plus car ces philosophes socialistes utopistes sont mal connus.

Je rappelle que ces articles “Mystères De Paris Enrichis” sont conçus pour tirer et tricoter (j’aime les métaphores “ouvrages de dame” !) les nombreux fils documentaires inclus dans le roman d’Eugène Sue, tant il est ancré dans Paris et dans son époque.

Mais donc, qu’est-ce que c’est, le “socialisme utopique” ? On trouve aussi le terme de “socialisme romantique”, ou encore “pré-marxiste » qui a le mérite de situer historiquement ce courant issu de la Révolution, quoique très généralement pacifique : On est donc principalement au milieu du 19ème siècle.

Voici ces principaux doctrinaires du courant socialiste-utopiste français. Vous en connaissez surement certains :

  • Saint-Simon (Claude-Henri de Rouvroy de Saint-Simon) (1760-1825)
  • Charles Fourier (1772-1837)
  • Etienne Cabet (1788-1856)
    -Saint-Amand Bazard (1791-1832) et Prosper Enfantin (1796-1864) qui créèrent une sorte de secte qui fut rapidement interdite (Il faut dire, avec des noms comme ça, c’est dur d’être pris au sérieux !)
  • Philippe Buchez (1796-1865)
  • Pierre Leroux (1797-1871), qui fut un ami de George Sand et d’Eugène Sue
  • Constantin Pecqueur (1801-1887)
  • Victor Considerant (1808-1893)
  • Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865)
  • Louis Blanc (1811-1882)

Tous ces messieurs (aucune femme !) furent plus ou moins engagés politiquement (Proudhon va cependant passer 3 ans en prison de 1849 à 1852 et Considerant dut s’exiler après 1851), plus ou moins utopistes, parfois jusqu’au fumeux, voire fantasque, plus ou mois chrétiens, d’origine bourgeoise ou ouvrière, tous croyant en l’avenir, aux sciences et au progrès, militants pour une meilleure organisation sociale, visionnaires des grandes avancées sociétales…
Ils sont les précurseurs des mutuelles, associations, coopératives, crèches, communautés et autres phalanstères et familistères.

La plupart préfigurent le socialisme marxiste, sans la perspective révolutionnaire et la puissante dialectique de Marx (1818-1883) qui les éclipsera, non sans avoir pioché pas mal d’idées chez ces penseurs pacifistes et philanthropes.
J’ai trouvé ces renseignements dans un article (payant, mais ça valait le coup) de l’éminent Christophe Prochasson https://shs.cairn.info/histoire-des-gauches-en-france–9782707147363-page-405?lang=fr ainsi que dans Wikipedia.

On trouve deux de ces projets philanthropiques chers aux socialistes utopistes dans Les Mystères de Paris :

– La ferme modèle de Rodolphe, décrite assez longuement dans le chapitre “La ferme modèle”. Voici un court extrait de la description qu’en fait un travailleur : “(…) bon travail et bon repas, bonne conscience et bon lit ; en quatre mots, voilà notre vie : nous sommes sept cultivateurs ici, et, sans nous vanter, nous faisons autant de besogne que quatorze, mais on nous paye comme quatorze. Aux simples laboureurs, cent cinquante écus par an ; aux laitières et aux filles de ferme, soixante écus !”

– La banque des pauvres (financée, bien malgré lui, par Maître Ferrand et dirigée par Germain ; remember l’épisode 35) dont Eugène Sue donne le mode d’emploi : Elle “s’adresse d’abord aux ouvriers honnêtes, laborieux et chargés de famille, que le manque de travail réduit souvent à de cruelles extrémités. Ce n’est pas une aumône dégradante (…) c’est un prêt gratuit qu’il leur offre. (…) Ne pas dégrader l’homme par l’aumône… Ne pas encourager la paresse par un don stérile… Exalter les sentiments d’honneur et de probité naturels aux classes laborieuses… Venir fraternellement en aide au travailleur qui, vivant déjà difficilement au jour le jour, grâce à l’insuffisance des salaires, ne peut, quand vient le chômage, suspendre ses besoins ni ceux de sa famille parce qu’on suspend ses travaux…” Etc.

– Enfin, j’ai déjà signalé que dans le tout dernier chapitre du roman-feuilleton, le 15 octobre 1843, Eugène Sue se mouille franchement en faisant une longue publicité au journal “La Ruche Populaire”, journal écrit par des ouvriers dirigé par Jules Vinçard (1796-1992), autre adepte du Saint-Simonisme.

Et, en effet, dans cet article fort documenté, Anne-Marie Thiesse nous dit que Eugène Sue se réfère surtout à Saint-Simon.
Je signale que, à la fin du roman La misère des Enfants Trouvés qu’on a « lu pour vous » dans un article précédent, Eugène Sue va beaucoup plus loin dans le mode d’emploi d’une communauté agricole et industrielle idéale. Dans son article, Anne-Marie Thiesse nous dit aussi que dans Le Juif Errant (autre grand succès, toujours pas lu), Eugène Sue se réfère aussi à de nombreuses “utopies” de cette époque.

Pour préparet cet article, j’ai tenté de lire certains écrits de Fourier, mais ce n’est franchement pas facile.
Donc je m’arrête là en rappelant toutefois que Marx et Engels se moquèrent copieusement de Eugène Sue dans l’article “La Sainte Famille”, un de leurs premiers écrits en 1844, que les curieux trouveront ici en accès libre : https://classiques.uqam.ca/classiques/Engels_Marx/sainte_famille/sainte_famille.pdf
On peut lire également cet article très documenté de Alice de Charentenay et Anaïs Goudmand sur « Marx, lecteur des Mystères de Paris » : https://journals.openedition.org/contextes/5991 et, plus généralement, cet autre article sur les relations entre Eugène Sue et la politique de Marie-Eve Thérenty : https://raison-publique.fr/1220

Quoiqu’il en soit, Marx ne m’empêchera pas de bien aimer ces socialistes utopistes parfois farfelus, qu’on a du mal à catégoriser entre philosophes, politiciens, réformateurs… ainsi que, bien sûr, mon bon Eugène !!

Enfin, pour ceux qui voudraient, à l’occasion de ces articles, réviser leur histoire de France, voici une frise pas si mal foutue et qui nous rappelle, avec cette alternance d’épisodes révolutionnaires, de Républiques, de Monarchies et d Empires, que la démocratie ne s’est pas faite en un jour ! Restons TRÈS vigilants !

Crédits photographiques : Captures d’écran des épisodes 10 et 35Frise de Bernard Gassin publiée sur le site pédagogique d’Yves Humbert. Merci à ces deux professeurs !

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