Une fois n’est pas coutume, voici cinq extraits du livre :
- Dans le tome 2 du livre. Rodolphe vient de faire connaissance avec Rigolette. Vous reconnaitrez l’épisode 14 de la série :
“Le jour était bas, Rodolphe s’approcha… très près… trop près sans doute, car la grisette jeta un petit cri effarouché.
Nous ne saurions dire la cause de ce petit cri. Était-ce la pointe de l’épingle ? Était-ce la bouche de Rodolphe qui avait effleuré ce cou blanc, frais et poli ? Toujours est-il que Rigolette se retourna vivement et s’écria d’un air moitié riant, moitié triste, qui fit presque regretter à Rodolphe l’innocente liberté qu’il avait prise :
– Mon voisin, je ne vous prierai plus jamais d’attacher mon châle.
– Pardon, ma voisine… je suis si maladroit !
– Au contraire, monsieur, et c’est ce dont je me plains… Voyons, votre bras ; mais soyez sage, ou nous nous fâcherons !
– Vrai, ma voisine, ce n’est pas faute… Votre joli cou était si blanc, que j’ai eu comme un éblouissement… Malgré moi ma tête s’est baissée… et…
– Bien, bien ! À l’avenir j’aurai soin de ne plus vous donner de ces éblouissements-là, dit Rigolette en le menaçant du doigt…” - Autre extrait du tome 2, correspondant à l’épisode 11 dans lequel Rodolphe est venu rendre visite à Madame d’Harville qui lui confie ses malheurs conjugaux :
– “Je n’éprouvais pas d’amour pour M. d’Harville, mais je ressentais pour lui de l’intérêt : son caractère m’inspirait de l’estime. Sans les événements qui suivirent cette fatale union, un sentiment plus tendre m’aurait sans doute attachée à lui. Nous fûmes mariés.(…) Peut-être ne tient-on pas assez compte de la crainte que nous cause ce brusque changement de ton et de manières auquel les hommes bien élevés sont même sujets dès que nous leur appartenons… On ne songe pas que la jeune femme ne peut en quelques heures oublier sa timidité, ses scrupules de jeune fille.
– (Rodolphe) : Rien ne m’a toujours paru plus barbare et plus sauvage que cette coutume d’emporter brutalement une jeune femme comme une proie, tandis que le mariage ne devrait être que la consécration du droit d’employer toutes les ressources de l’amour, toutes les séductions de la tendresse passionnée pour se faire aimer. (…)
– (Mme d’Harville) : (…) On me conduisit dans l’appartement qui m’était destiné… on m’y laissa seule… M. d’Harville vint m’y rejoindre… Malgré ses protestations de tendresse, je me mourais d’effroi… les sanglots me suffoquaient… j’étais à lui… il fallut me résigner… Mais bientôt mon mari, poussant un cri terrible, me saisit le bras à me le briser… je veux en vain me délivrer de cette étreinte de fer… implorer sa pitié… il ne m’entend plus… son visage est contracté par d’effrayantes convulsions… ses yeux roulent dans leurs orbites avec une rapidité qui me fascine… sa bouche contournée est remplie d’une écume sanglante… sa main m’étreint toujours… Je fais un effort désespéré… ses doigts roidis abandonnent enfin mon bras… et je m’évanouis au moment où M. d’Harville se débat
dans le paroxysme de cette horrible attaque… Voilà ma nuit de noces, monseigneur…
– Malheureuse femme ! dit Rodolphe avec accablement, je comprends… épileptique ! Ah ! c’est affreux !…” - Au tome 3, épisode 18, M. d’Harville se suicide et voici ce qu’en dit Eugène Sue :
“(…) Et voilà pourquoi M. d’Harville avait accompli ce grand, ce douloureux sacrifice. Si le divorce eût existé, ce malheureux se serait-il suicidé ? Il pouvait réparer en partie le mal qu’il avait fait, rendre sa femme à la liberté, lui permettre de trouver le bonheur dans une autre union…” - Voici maintenant un extrait du tome 4, épisode 32, à propos de Maitre Ferrand et Cecily :
“… pendant des heures entières, Maître Ferrand plongeait son regard enflammé dans la chambre de la créole endormie (Cecily est métis dans le livre) ; car elle avait eu l’infernale complaisance de permettre que sa porte fût percée d’un guichet qu’elle ouvrait souvent… souvent, car Cecily n’avait qu’un but, celui d’irriter incessamment la passion de cet homme sans la satisfaire, de l’exaspérer ainsi presque jusqu’à la déraison…” - Enfin, voici ce que dit Fleur de Marie à son père quelques heures avant sa mort au couvent et du mot FIN :
– “Je bénis Dieu de toute la puissance de mon âme, en songeant que lui seul pouvait m’offrir un asile et une position qui ne formât pas un affligeant contraste avec ma dégradation première… et pût mériter le seul respect qui me soit dû… celui que l’on accorde au repentir et à l’humilité sincères.”
Voilà donc quatre femmes des “Mystères de Paris” : Rigolette, honnête grisette, Madame d’Harville, marquise “aussi belle que bonne”, Cecily, ancienne esclave infidèle, Fleur de Marie, ancienne prostituée. Quatre moments différents où Eugène Sue témoigne de la condition féminine au mi-temps du 19ème siècle et pose son regard masculin sur les femmes de son histoire.
Il n’est jamais inutile de se rappeler d’où l’on vient. Et en la matière, on revient de loin, de très loin : Au 19ème siècle, les femmes n’ont pas le droit de vote (il faudra attendre 1944), les femmes n’ont pas le droit au divorce (seulement à partir de 1884), elles n’ont pas le droit d’étudier (l’enseignement ne devient obligatoire pour les filles qu’en 1867) ; elles sont encore soumises au système de dot qui est un sujet immense là aussi (et que je ne maitrise pas du tout).
Comme pour bien des réformes, c’est la Révolution qui avait accordé aux femmes le droit au mariage sans autorisation parentale et le droit au divorce, mais Napoléon était revenu en arrière et inscrit dans le code de 1804 l’infériorité de la femme, placée sous la tutelle de son père puis de son mari. Le droit au divorce est totalement supprimé pendant la Restauration en 1816. Aucun progrès en 1848 à ce sujet. Il faut attendre 1884 pour que le divorce soit à nouveau autorisé.
On vient de le lire, Eugène Sue est, comme souvent, précurseur et engagé sur ce sujet, prenant nettement position pour le droit au divorce, contre la violence conjugale, pour le respect des femmes.
Comme plusieurs écrivains de cette époque, il dénonce le viol domestique ; le récit qu’il fait de la nuit de noces de Madame d’Harville – mariée par son père à un quasi inconnu – est aussi éloquent que celui que Maupassant propose, par exemple, dans Une vie, en ce qui concerne le dépucelage de Jeanne. (Lire page 41 et suivantes dans cette version numérique : https://bibliothequenumerique.tv5monde.com/livre/107/Une-vie ). Dans notre extrait, la fin concernant la crise d’épilepsie de Monsieur d’Harville pourrait disparaître sans que cela ne change vraiment l’effroi de sa femme quant à sa défloration.
Et la remarque de Rodolphe (“Rien ne m’a toujours paru plus barbare et plus sauvage que cette coutume d’emporter brutalement une jeune femme comme une proie…”) paraît sincère et “sent le vécu”, si j’ose dire, et le repenti. (Avant de se joindre aux socialistes, Eugène Sue eut un passé de jeune dandy bourgeois et d’homme à femmes).
Il faudra attendre encore de très nombreuses années avant que l’éducation sexuelle des jeunes filles ne fasse son entrée dans les écoles (et ce n’est toujours pas gagné d’ailleurs).
En fait, le 19ème siècle accentue même les injonctions à la soumission maritale dans les familles bourgeoises. Pendant plus de 150 ans, les innombrables manuels conjugaux que les hommes (moralistes, médecins…) écriront à l’intention des femmes ne vont être qu’une litanie d’injonctions et d’obligations à être une bonne épouse et une bonne mère, et à en être heureuses.
Ce qui sent le vécu aussi, c’est la scènette entre Rodolphe et Rigolette. Mais le “moitié triste” que l’auteur prête à Rigolette paraît sincère et touchant, quoique mâtiné d’un “presque regretté” (on ne se refait pas !).
En tout cas, Eugène Sue campe une Rigolette assez ferme dans ses intentions et dans ses dires.
Dans Les Drames de Paris (1859) – l’un des nombreux succédanés des Mystères de Paris – de l’écrivain Pierre Alexis Ponson du Terrail, toutes les jeunes femmes sont systématiquement les proies des hommes sans que l’auteur ne leur donne la parole. Le projet de viol est même le ressort principal de l’action, ce qui en dit long sur l’ambiance de l’époque. Heureusement, à la fin du livre, le gentil héros réussit à déjouer la concupiscence des gros méchants qui va pouvoir désormais superviser les mariages de ces oies effarouchées avec les hommes strictement de leur milieu social. Voilà donc la littérature de l’époque, tendue entre désirs de viol et morale bourgeoise.
Même si Les Mystères de Paris ne bouleverse pas la morale ni les hiérarchies sociales imposées aux femmes de l’époque (Fleur de Marie s’auto-punit d’avoir été prostituée ; on se rappelle que Rigolette, la Louve, Madame d’Harville se marient sagement dans leur niveau social respectif), le livre d’Eugène Sue emporte l’adhésion par un non-conformisme réjouissant. Je pense au personnage de l’excentrique Madame de Lucenay (épisode 17) et surtout à la scène où Cecily met en place le “guichet” à la porte de sa chambre – dispositif voyeuriste par excellence – afin de gérer les bouffées libidinales de Maître Ferrand pour mieux lui dérober ses “secrets”. Hélas ! l’épisode en gravure ne rend pas bien l’extravagance de la scène et l’extrait proposé est trop court, mais ça vaut le coup de lire tout le chapitre : foin de vertus féminines, d’honnêteté, de pudeur, de morale, de standing social… le récit d’Eugène Sue se fait extravagant et frénétique, une scène troussée de façon “automatique” diraient les Surréalistes.
On pourra cependant objecter à juste titre qu’Eugène Sue s’autorise une telle scène car Cecily est noire (curieusement, les illustrateurs ne le montrent pas), donc racisée en sauvage érotique et bestiale, comme ce fut longtemps le cas des femmes noires dans la littérature.
PS : Je m’aperçois que j’ai oublié de mentionner l’évidence : le personnage de Louise, la servante, qui se fait violer par l’abominable Maître Ferrand, son patron, thème qui deviendra un « classique des classiques » de la littérature naturaliste (voir cet intéressant article de Chantal Pierre dans la revue Erudit.org) – On aurait pu aussi évoquer La Louve, une sorte de féministe avant l’heure par certains côtés. Ces deux derniers exemples témoignent, en tout cas, du fait qu’Eugène Sue se révèle un écrivain assez avant-gardiste sur le sujet. Signalons d’ailleurs qu’il fut un ami cher de George Sand et qu’il fut également, lors de son exil à Annecy, un grand ami de Marie Bonaparte.
Crédits iconographiques : Montage de toutes les femmes des Mystères de Paris.
Jeu n° 1 : Retrouve leur nom et écris-le – Jeu n°2 : entoure en vert les gentilles et en rouge les méchantes de l’histoire – Tu peux aussi imprimer la page, les découper ou les colorier.
