Daguerre et les débuts de la photographie

Restons sur les Grands Boulevards pour regarder l’image ci-dessous, certes assez connue mais toujours fascinante : C’est la première photographie – ou, en tout cas, souvent considérée comme telle – avec des humains. On y voit le boulevard du Temple, au nord-est du quartier du Temple où vivent notamment les Pipelet.

Il n’est jamais question de photographies dans Les Mystères de Paris mais, outre le lieu, la date de cette image coïncide avec le début de l’histoire racontée par Eugène Sue : 1838.

Et même si c’est un peu curieux d’évoquer la photographie pour une série faite à partir de gravures, il se trouve que photographies et gravures répondent toutes deux aux questions d’illustration et de documentation (par exemple, les ruelles disparues de l’Ile de la Cité, comme on l’a lu), de reproductibilité et de diffusion en nombre.

On l’a vu dans cet article, la technique de la gravure permettait, à partir d’une matrice, de reproduire à l’identique des images, et ce depuis déjà plusieurs siècles. Mais c’est le 19ème siècle qui va diffuser en grand nombre ces illustrations gravées grâce surtout à l’invention de la lithographie (gravure sur pierre) qui en permet une production quasi industrielle.

La photographie primitive, elle, va souffrir à ses débuts de ne pouvoir être dupliquée.

On connaissait depuis longtemps le principe de la chambre noire, mais personne n’avait encore trouvé le moyen de fixer l’image reproduite sur un support. C’est l’ingénieur Nicéphore Niépce, ici dans Wikipedia qui réalise la première photographie au monde, en 1826 :

Celle-ci, très floue comme on peut le voir, a pourtant nécessité plusieurs jours de pose. Niépce va continuer d’expérimenter différents méthodes de fixation sur plaque de cuivre recouverte d’une fine couche d’argent d’argent, jusqu’à sa mort en 1833.

Louis Daguerre, à l’origine peintre de panoramas évoqués à l’article précédent, s’intéressa de près aux tentatives de Niépce et s’associa avec lui. Passionné également de chimie, il continua à améliorer les expérimentations de Niépce après la mort de celui-ci : développement aux vapeurs d’iode, au mercure, à l’eau salée… je résume grossièrement. Sans doute avait-il aussi le sens des affaires et il comprit l’importance de l’invention.

En 1838, Daguerre finit par obtenir des résultats dignes d’être montrés au monde scientifique avide de progrès en tout genre en cette période foisonnante de Révolution Industrielle. Modeste, il appelle son procédé photographique un Daguerréotype ! L’état, via son secrétaire perpétuel à l’Académie des Sciences, le physicien et homme politique François Arago (dont on reparlera un peu à propos de la révolution de 1848), convaincu de la haute importance de cette invention française, achète le brevet en 1839 pour le passer dans le domaine public (ce qui est quand même une super idée !).

Il y eut alors une véritable daguerréotypemania !

Aux éditions Allia, en 2018, est ressorti le discours d’Arago appelé Le Daguerréotype. Je vous le conseille, c’est court mais passionnant (on doit le trouver sur internet, mais, moyennement 6,5 euros, c’est pas mal aussi d’acheter des livres, les amis !). En quelques chapitres, Arago dit tout le bien de cette invention, retrace son procédé, et fait donc voter une rente annuelle à Daguerre et au fils de Niépce (60/40%) qui n’avait pourtant pas fait grand chose. Ça a senti quand même un peu l’embrouille entre eux, retracée ici par ce musée Nicéphone Niépce.

Dans le discours d’Arago, il est aussi question d’une autre embrouille avec William Talbot qui avait développé, à peu près à la même période, un autre procédé : le Calotype. Mais l’anglais Talbot n’arrivera pas à obtenir des fonds publics en France, même s’il eut de nombreux « disciple », comme Marville par exemple.

C’est assez marrant de lire qu’il est question déjà de problèmes de brevets et de domaine public !

Autre curiosité du discours d’Arago : Il emploie souvent, pour parler des daguerréotypes, les termes de “tableau » ou de “dessin photographique”.

Une autre petite parenthèse : la fan d’Agnès Varda que je suis rappelle que cette grande cinéaste habitait, avec son mari Jacques Demy (dont je parle aussi ici), rue Daguerre (Paris 14ème) à qui elle a rendu souvent hommage dans ses films.

Très vite, la photographie fait des gros progrès : les scientifiques et photographes pionniers des années 1840-1860 vont améliorer sans cesse les procédés primitifs ; l’encombrement du matériel, les temps de pose, le besoin de duplication demandent de nouvelles inventions auxquels tous ces merveilleux photographes primitifs s’emploient. Beaucoup d’artistes, peintres, écrivains, s’intéresseront à la photographie.

En ce qui concerne le temps de pose, Daguerre va réussir à le réduire assez rapidement ce qui va permettre, à partir de 1842, de réaliser des portraits (par exemple, celui de Balzac réalisé par Louis-Auguste Bisson, qui a sa fiche spéciale sur Wikipedia). Le grand photographe Nadar (fiche aussi, évidemment), par la suite, va prendre des clichés de tous les grands artistes de la seconde moitié du 19ème siècle (mais pas Eugène Sue, que je sache, même s’il fait partie du Panthéon Nadar : refiche !).

Le procédé de William Talbot, lui, va offrir la possibilité, avec son calotype, de dupliquer les clichés, via le passage par un négatif, puis des tirages sur papier ciré. On trouve des détails dans cet article de Claire Guillot du Monde, miraculeusement gratuit.

Puis ce seront surtout les techniques de fixation sur plaques de verre au collodion humide, inventés par Frédérick Scott Archer et Gustave Le Gray, puis sur gélatines souples, inventés par Eastman en 1884, qui feront avancer franchement la photographie.

Mais revenons en 1838 et regardons à nouveau notre premier daguerréotype :

– D’une part, il est célèbre pour être la première photographie d’humains. Car zoomez un peu en bas à droite et voyez ce cireur de chaussures et son client :

Le temps de pose de Daguerre est, à cette époque, encore d’environ 15 minutes. Nul doute qu’il devait y avoir beaucoup d’autres gens sur ce boulevard, mais leur passage rapide n’a pas impressionné la plaque sensible, contrairement à ces deux personnes qui sont restées suffisamment longtemps sur place. Magique, non !

– D’autre part, vérifiez vous-même sur internet, on connaît généralement cette photographie dans l’autre sens.

Sur le site du Nouvel Obs, un article de Renaud Février aide à comprendre ce que l’on voit. Ça vaut le coup d’accepter les cookies car c’est vraiment intéressant :

J’adhère tout à fait à son hypothèse de renversement de la photo au vu du plan de Girard de 1840, que je joins.

Notez qu’on n’y voit plus le Diorama de Daguerre qui a brûlé en 1839. Il devait se situer juste derrière la fontaine dite « Chateau d’eau » (transférée devant la grande halle de la Villette).

On voit par contre la fontaine et le Diorama, qui venait d’ouvrir, sur cette curieuse gravure de 1823 :

Je pense donc, moi aussi, que la première photographie a été prise du haut du Diorama de Daguerre et qu’elle doit être vue dans le sens présenté dans cet article.

Enfin, il va sans dire que :

– l’invention de la photographie va bouleverser l’histoire de la peinture qui se trouve dès lors libérée de l’obligation de réalisme… Une sacrée révolution !

– la photographie mettra un certain temps à acquérir son statut d’oeuvre d’art et que tout cela aussi est une longue histoire.

– l’invention de la photographie va aboutir à l’invention du cinéma en 1895 du cinéma, du cinéma d’animation, de l’animation de gravures, de l’adaptation des Mystères de Paris. Et hop, la boucle est bouclée !

Crédits photographiques : la célèbre vue du Boulevard du Temple 1838 de Daguerre, dans le bon sens à mon avis – La non moins célèbre première photographie de Niépce – L’affiche du documentaire Daguerréotype d’Agnès Varda (on le trouve sur Arte Boutique) – Détail du cireur de chaussures et son client – Extrait du plan de Girard 1840 ; Il faut imaginer l’endroit sans la place de la République actuelle – Gravure de la fontaine et du Diorama trouvée sur Gallica/BnFCi-dessous : daguerréotype de ? et calotype de Charles Nègre trouvés sur internet

PS : Sur internet, on trouve beaucoup de daguerréotypes ou de calotypes (plus ou moins abusivement copyrightés) magnifiques et hyper intéressants sur Paris. Je ne résiste pas de joindre ici un autre beau daguerréotype, avec le Louvre et les bateaux-lavoirs dont j’ai déjà parlé à propos de la Seine et de l’eau.

Et enfin, pour rendre aussi hommage à ce pauvre Talbot, voici un calotype fameux réalisé par un de ses confrères, Charles Nègre. On voit bien le fouillis des anciennes rues de l’Ile de la Cité en contrebas.

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