On l’a dit dans l’article précédent, Les Mystères de Paris eurent un succès gigantesque, autant pendant la parution quotidienne dans le Journal des Débats, du 19 juin 1842 au 15 octobre 1843, que plus tard, dans ses parutions en livre, y compris à l’étranger.
Sur ce sujet, on peut lire avantageusement cet excellent article de Roger Musnik sur le primordial site Gallica/BnF : https://gallica.bnf.fr/blog/19112021/eugene-sue-et-les-mysteres-de-paris?mode=desktop
Ce succès fit couler beaucoup d’encre parmi les écrivains et les critiques de l’époque.
Mon commentaire préféré, que les spectateurs de notre série reconnaîtront, est celui de Théophile Gautier. Le voici presque dans sa longueur : “… Tout le monde a dévoré “Les Mystères de Paris”, même les gens qui ne savent pas lire (…) Des malades ont attendu, pour mourir, la fin des “Mystères de Paris”. Le magique “la suite à demain” les entraînait de jour en jour…”.
On trouve ces phrases dans un long article publié dans le journal “La Presse” du 19 février 1844, à propos d’une adaptation théâtrale à succès (mais très édulcorée de son volet social) écrite par Eugène Sue et un certain Dinaux dont le vrai nom est Prosper (youp la boom !)-Parfait Goubaux (la place Prosper-Goubaux est la Place Villiers, ça fait déjà plus sérieux). Outre les décors (11 tableaux !), Gautier salue le talent du fameux acteur Frédérick Lemaître (dans le rôle de Maître Ferrand) dont on trouve un buste boulevard Jules Ferry, en face de la statue de « La Grisette » que j’évoquerai dans cet article) :

Il était très fréquent à cette époque, et rémunérateur, d’adapter au théâtre les romans qui sortaient. Il y eut de très nombreuses adaptations des Mystères de Paris, y compris en ce moment (ça marche bien !) comme je l’ai reporté dans cet article.
Revenons à Théophile Gautier (1811-1872) qui était un écrivain et un critique de théâtre réputé. Il est encore connu aujourd’hui pour plusieurs de ses romans d’aventure, citons Le Roman de la Momie (1858) et Le Capitaine Fracasse (1863). Était-il bien sincère dans son enthousiasme à propos d’Eugène Sue ? L’homme n’aimait pas beaucoup les auteurs moralistes et l’art, selon lui, ne devait viser que le beau ; mais sa critique se lit agréablement, le ton est moderne et amusant. Pour les curieux, voici le lien vers l’article entier dans « La Presse », déniché sur Gallica/BNF.
« La Presse » ? Commençons à en parler, avant d’y revenir dans cet article : ce journal était dirigé par le grand Émile Girardin qui eut la fameuse et fructueuse idée d’y publier des romans et de la publicité afin de fidéliser son lectorat et de réduire considérablement le coût de son journal. Il multiplia alors ses lecteurs.
Les autres quotidiens, comme « Le Journal des Débats » par exemple, firent de même. Le premier écrivain à publier du “feuilleton-roman” (puis appelé “roman-feuilleton”) fut Alexandre Dumas, avec “La Comtesse de Salisbury”, puis Balzac avec “La Vieille Fille”, en 1836 ; “Mathilde”, un des premiers succès d’Eugène Sue, fut publié en 1840 aussi dans “La Presse”.
Cette caricature amusante montre l’importance du lectorat d’Eugène Sue :

Dans cet article sur les traces d’Eugène Sue, je raconte combien l’écrivain reçut un courrier abondant de la part de ses lecteurs ! Sachez que le grand spécialiste d’Eugène Sue, Jean-Pierre Galvan, récolte depuis de nombreuses années toute la correspondance d’Eugène Sue qu’il publie chez L’Harmattan puis chez Honoré Champion. Si vous en trouvez dans le grenier de vos ancêtres, il sera surement preneur. Ce texte d’Anaïs Gourmaud dans la revue Fabula est intéressant également à propos des lecteurs de Sue : https://www.fabula.org/colloques/document2344.php
Continuons avec d’autres commentaires importants, avec le rageux critique littéraire Sainte-Beuve (1804-1869) qui qualifiait le roman-feuilleton de “littérature industrielle” et qui n’épargna pas Eugène Sue lors de la sortie des Mystères de Paris. (Moi aussi, je suis contre Sainte-Beuve !). Cet article de Catherine Nesci est vraiment passionnant à ce sujet : https://shs.cairn.info/revue-l-homme-et-la-societe-2016-2-page-99?lang=fr
A l’inverse, on lit dans “La Phalange”, journal fouriériste (= partisan du socialiste Fourier, voir mon article plus loin sur le socialisme utopique), en 1843 : « Félicitons M. Eugène Sue d’avoir retracé d’un si chaleureux pinceau les effroyables douleurs du Peuple et les cruelles insouciances de la Société…” Mais il est à noter que l’ombrageux Karl Marx se moqua copieusement d’Eugène Sue dans La Sainte Famille (1844), le traitant de bourgeois paternaliste. Pas faux mais pas sympa ! Surtout qu’à la toute fin des Mystères de Paris, Eugène Sue citant lui-même un article élogieux du journal ouvrier “La Ruche Populaire”, enjoint ses lecteurs à s’abonner au-dit journal. Ça, c’est sympa !
On dit que l’oeuvre fut le terreau de la Révolution de 1848, même si Eugène Sue fut lui-même un piètre politicien. Tout cela est fort bien écrit par Judith Lyon-Caen dans la Revue Cairn. Et on en reparle dans les « À propos d’Eugène Sue ».
Dans ses mémoires, Alexandre Dumas père écrit qu’Eugène Sue, qu’il avait bien connu dans sa jeunesse, « se mit à aimer le peuple qu’il avait peint, qu’il soulageait, et qui, de son côté, lui faisait son plus grand, son plus beau succès”.
Umberto Eco, dans son ouvrage De Superman au Surhomme (1993) a rédigé un fameux chapitre sur Eugène Sue. Je le cite : Eugène Sue atteint le sommet rêvé par tout romancier (…) : son public lui envoie de l’argent pour secourir la famille Morel”, signalant ainsi le côté interactif de l’oeuvre. Toujours passionnant Umberto Eco !
Plus anecdotique : Dans Les Livres de ma vie (1957), Henry Miller admire Les Mystères de Paris.
J’aime bien aussi que, dans le poème “Pater Noster” (1945), Jacques Prévert cite amicalement Les Mystères de Paris.
Enfin et surtout, les Surréalistes aimaient bien Eugène Sue et ont eu à coeur de le réhabiliter, ainsi que plusieurs de ses collègues feuilletonistes. Dans le Projet pour la Bibliothèque Jacques Doucet, qui est une sorte de manifeste surréaliste pour une bibliothèque idéale, écrit en 1922, Breton et Aragon notent : “… Faillite encore, ce discrédit jeté sur Eugène Sue par la faveur populaire qui fit oublier ses premiers romans, l’image la plus violente du romantisme : Eugène Sue, chez lequel sans doute Isidore Ducasse prit à peu près son pseudonyme, et peut-être aussi l’idée première du personnage de Maldoror ; Eugène Sue, qui fut l’une des premières lectures d’Apollinaire ; Eugène Sue, l’un des auteurs volés le plus souvent par les enfants sournois dans les bibliothèques paternelles…” !
Rappelons que les Surréalistes adoraient aussi les ciné-feuilletons comme la délicieuse série Les Vampires de Louis Feuillade (dont on reconnaîtra l’affiche dans le décor de Madame d’Harville et qui a inspiré aussi le logo de La Curieuse). Que Breton écrivit une “Ode à Charles Fourier”, en 1947. Que Prévert, issu des rangs du Surréalisme, fut le génial scénariste des Enfants du Paradis de Marcel Carné où Frédérick Lemaître est un des personnages principaux et qu’on réévoquera dans l’article sur les Grands Boulevards.
Alors, de bouts de ficelle en selles de cheval, de “hasards objectifs” en recherches passionnantes sur internet, de Sue à Eco en passant par Dumas, Lemaître, Fourier, Breton, Prévert, Feuillade, Carné… je suis un peu prise de vertige par tous ces sujets intéressants et tous ces écrivains ou artistes que j’aime !

Crédits photographiques : Statue de Frédérick Lemaître, en face de celle de la grisette que l’on voit dans cet autre article, boulevard Jules Ferry, photo VP – “Une députation littéraire”, gravure amusante de lecteurs courroucés par un jour sans “Mystères de Paris”, collection VP – Capture d’écran de l’épisode 11 : Sauras-tu retrouver l’autre allusion surréaliste ?