On en n’est toujours qu’à l’épisode 4 car il y a beaucoup à raconter en ce début des Mystères de Paris. Découvrons désormais le quartier des Champs-Elysées qui était encore assez peu construit en 1842, au moment de l’écriture des Mystères de Paris : Des allées arborées, des maisons avec des jardins, des lieux de divertissements, encore quelques cultures maraîchères…
Commençons par le bas des Champs-Elysées : Après être passés devant l’Ile Louviers, avoir longé la Seine au niveau du Louvre, Rodolphe de Gérolstein, maintenu fermement par Le Maitre d’Ecole et la Chouette, arrivent Cours la Reine situé entre la place de la Concorde et l’actuelle place de l’Alma, le long de la Seine. Toujours dénommé ainsi, le Cours la Reine (de l’italien “corso” : avenue pour la promenade ; cette appellation de « cours » est surtout utilisée dans le Sud de la France) s’arrête désormais Place du Canada, puis prend le nom de Cours Albert 1er.


Le Cours la Reine avait été créé par Marie de Médicis pour se promener avec la cour royale, en carrosse, à partir des Tuileries. La promenade était protégée par des grilles et entourée de fossés.
Évidemment, avec un nom comme ça, le Cours La Reine a été rebaptisé, pendant la Révolution, le “Cours Égalité” ! (on le verra aussi dans cet article à propos de la place de la Nation renommée “Place du Trône Renversé” pendant la Révolution).
A partir du 18ème, la promenade du Cours la Reine s’était démodée. Aujourd’hui encore, elle est peu fréquentée, devenue essentiellement voie rapide. On y trouve quelques statues de divers personnages à cheval vers lesquels seul un rédacteur de Wikipedia a posé le regard.
Comme dans Les Mystères de Paris, la Seine déborda plusieurs fois sur le Cours la Reine : Évidemment lors de la grande inondation de 1910 (plus d’un mètre d’eau sur le Cours) mais aussi régulièrement auparavant, notamment en 1836. Peut-être Eugène Sue s’en est-il souvenu quand il situe donc la fameuse noyade de Rodolphe au Cabaret du Coeur Saignant. Et peut-être bien aussi qu’il restait, dans le paysage, des scories des anciens fossés de Marie de Médicis, car voici la description que l’écrivain fait de ce lieu, dans le chapitre 16 de la première partie (devenu l’épisode 4 donc) : “Rodolphe n’avait pas, en effet, remarqué un de ces cabarets souterrains que l’on voyait, il y a quelques années encore, dans certains endroits des Champs-Élysées, et notamment près le Cours-la-Reine. Un escalier creusé dans la terre humide et grasse conduisait au fond de cette espèce de large fossé ; à l’un de ses pans, coupés à pic, s’adossait une masure basse, sordide, lézardée : son toit, recouvert de tuiles moussues, s’élevait à peine au niveau du sol où se trouvait Rodolphe ; deux ou trois huttes en planches vermoulues, servant de cellier, de hangar, de cabane à lapins, faisaient suite à ce misérable bouge, (…) véritable terrier humain”.

Curieusement, contrairement à de nombreux lieux des Mystères de Paris, ce décor du Cabaret du Coeur Saignant semble être une invention d’Eugène Sue. Au moment de l’écriture de l’adaptation de la série, j’avais interrogé à ce propos le service “Parhistoire” de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris qui m’avait fort aimablement renseignée, m’indiquant qu’en revanche, il devait exister ce genre de cabarets un peu souterrains et mal fréquentés dans le secteur du Quai du Gros-Caillou, en aval des Invalides.
Mais j’ai retrouvé récemment une mention, au tout début des Mystères de Paris à propos de Bras-Rouge (le propriétaire du Coeur-Saignant, personnage non retenu dans notre adaptation) qui « tient un estaminet dans les fossés des Champs-Elysées ». Comme on va le voir plus bas, cela semble assez peu raccord avec le lieu… mais pourquoi pas, et c’est amusant.
C’est aussi la gentille dame de Parhistoire qui m’a précisé que Maxime du Camp, ami de Flaubert et de Baudelaire, profita de la notoriété des Mystères de Paris pour écrire Le Chevalier du Coeur Saignant en 1862. Comme pour l’auteur des Mystères du Lapin Blanc, ça ne lui a que très moyennement réussi et il faut aller farfouiller dans les « caves » de Gallica/BnF pour le dénicher !
Personnellement, dans ce lieu difficile à situer, je vois surtout se mettre en place une des forces romanesques d’Eugène Sue : Une sorte de romantisme un peu fantastique (on dirait “gothique” ou “gore” aujourd’hui) qui eut surtout ses adeptes dans la littérature anglaise. Je trouve que le charme des Mystères de Paris est de se situer, sans choisir (ce “disparate” fut reproché à Eugène Sue par Balzac), dans ces deux veines littéraires : L’une, héritée de ce romantisme noir, donc ; L’autre style, ancré dans le réel, annonce, au contraire, la littérature naturaliste, que l’on trouve par exemple dans la description du taudis des Morel comme on le lira bientôt dans l’article sur la rue du Temple.
On pourrait aussi parler, à propos de certaines scénographies du roman (nombreuses scènes dans des caveaux, masures souterraines, prisons, asile, chambres secrètes…), d’une sorte d’écriture “automatique” (chère évidemment aux Surréalistes, qui aimaient beaucoup Eugène Sue). La rapidité à laquelle s’astreint l’écrivain, qui doit livrer chaque jour son feuilleton, peut expliquer ces “bouffées délirantes” (j’emprunte le terme à cet intéressant article de Roger Bozzetto) qui impressionnent encore le lecteur d’aujourd’hui. Ainsi, c’est aussi dans la cave du Coeur Saignant (épisode 30) que le Maitre d’Ecole assassine sauvagement La Chouette, dans une scène obscure et délirante. C’est enfin là que, dans le début de l’épisode 31, a lieu l’arrestation de la sombre famille Martial.

Mais on n’en a pas fini avec le fossé du Coeur Saignant car rendons-nous à deux pas, sur la place de la Concorde où j’ai trouvé curieux et intéressant qu’il existât donc, jusqu’en 1854, des fossés. On les distingue bien, sous un jour riant, dans le tableau de 1832 de Giuseppe Canella que l’on trouve au Musée Carnavalet.

Ils entouraient la place pour mieux circonscrire esthétiquement ce vaste et somptueux espace. On les voit aussi sur le plan de Girard ci-dessous. J’avais lu ailleurs qu’ils servaient parfois pour la prostitution.

Cependant, on a toujours du mal à faire le lien entre le tableau riant de Canella et la sombre gravure du Coeur Saignant ci-dessus.
Mais repartons au présent : de cet aménagement de fossés, seules sont restées les guérites (qui servaient d’escalier pour y descendre) et les balustrades en pierre.

J’imagine qu’il sera question à nouveau des fossés prochainement car plusieurs projets de réaménagements de la place de la Concorde sont en cours d’étude. Dans cet article du bulletin municipal, je lis deux propositions qui me plaisent bien : “Retrouver la place-promenade historique avec ses fossés plantés” et “Renforcer le lien avec la Seine en effaçant les trémies de la voie Georges Pompidou”, celle-là même qui nous empêche de profiter du Cour la Reine. MaJ : En mars 2025, c’est ce projet qui a été retenu.
Remontons par contre le cours du temps (n’importe quoi, le plan de cet article !!) pour dire que la Place de la Concorde est concernée aussi par la guillotine (qui entre en scène dans l’épisode 39 des “Mystères de Paris”) : On se rappelle que c’est sur la place que furent guillotinés Louis XVI et Marie-Antoinette, mais aussi Danton et Robespierre. On en parlera plus longuement dans cet article.
Enfin, sachez que selon les périodes, la place de la Concorde s’est appelée “Place Louis XV” en 1772, “Place de la Révolution”, en 1792, « Place de la Concorde” (en 1795), “Place Louis XVI” (en 1815), très brièvement “Place de la Charte” (en 1830), puis à nouveau “Place de la Concorde” sous la Monarchie de Juillet !
Crédits photographiques : Le Cours la Reine en 1840 (plan de Girard) et aujourd’hui (capture d’écran IGN) – La belle gravure du Coeur Saignant signée Daubigny/Lavoignat réalisée pour l’édition Charles Gosselin des Mystères de Paris – Capture d’écran de l’épisode 30 après la mort de la Chouette – “Place Louis XVI” en 1829 peinte par Giuseppe Canella – Guérites et balustrades sur la place (photos VP).