Après toutes ces choses fort passionnantes sur la photographie, reprenons le cours de notre série. Nous voici à l’épisode 19, à la prison Saint-Lazare qui est un décor assez important des Mystères de Paris : c’est là que Fleur de Marie est cachée par le Maître d’École après qu’il l’a enlevée, dans l’épisode 10 ; c’est là qu’on la retrouve, à l’épisode 19 donc, avec sa nouvelle amie La Louve qui la sauvera de la noyade ; dans l’épisode 20, c’est au parloir qu’elle fait la connaissance de Madame d’Harville, mais celle-ci oublie d’en parler à Rodolphe ; Fleur de Marie sort enfin de la prison dans l’épisode 26 grâce à Madame Séraphin qui a pour mission… de la noyer ! Bref, la prison Saint-Lazare est un décor récurrent du grand bazar romanesque d’Eugène Sue, à l’instar des romans-feuilletons de cette époque (que le grand public a redécouvert dernièrement grâce au succès, plutôt mérité, du film adapté du Comte de Monte-Cristo écrit par Alexandre Dumas en 1844, soit un an après Les Mystères de Paris).
Il y a plusieurs illustrations de la prison Saint-Lazare dans les éditions et rééditions des Mystères de Paris. La première est issue de l’édition Charles Gosselin (fin 1843), l’autre de l’édition Jules Rouff (1881), plus réaliste comme on l’a souligné dans notre article passionnant ! On trouve aussi des photos de ce même porche d’entrée de la prison, situé jadis au 101 rue du Faubourg-Saint-Denis :



Ces bâtiments ont donc bel et bien existé et une partie de l’ancienne prison existe même toujours, contrairement à de nombreux autres décors des Mystères de Paris qui ont été détruits par les grands travaux d’Haussmann.
Si ce lieu, un peu caché aujourd’hui derrière le square Alban Satragne dans le 10ème arrondissement, a résisté aux démolisseurs, c’est que ses bâtiments ont eu plusieurs usages publics.


Retraçons-en rapidement l’historique :
– La prison Saint-Lazare faisait partie de l’Enclos Saint-Lazare qui abritait une importante congrégation religieuse dans Paris, comme il y en avait tant avant la Révolution, comme on l’a dit à propos du quartier du Temple. L’enclos Saint-Lazare était très grand. Il y avait de nombreux bâtiments, une foire, un moulin ainsi qu’une léproserie. C’est cette léproserie qui fut transformée en hôpital, puis en prison.
– Après la Révolution, la prison Saint-Lazare devint prison d’État, spécialisée, au début du 19ème siècle, dans l’enfermement des femmes prostituées, des voleuses et des jeunes filles à “rééduquer”.
– En 1834, elle fut modernisée par l’architecte Louis-Pierre Baltard (le père du célèbre Victor qui conçut les Halles). Adepte de l’hygiénisme et de l’architecture italienne, Baltard-père rénova notamment la troisième cour en ouvrant des fenêtres en arcade ; il fit reconstruire aussi la chapelle qui était accessible sur deux niveaux afin de ne pas mélanger les détenues prostituées avec les autres détenues.
– Fin 19ème siècle/début 20ème, la prison devint un lieu de rétention-surveillance-infirmerie pour les prostituées, sous l’égide de la Préfecture de police de Paris.
– En 1940, elle fut partiellement détruite, mais furent conservés les bâtiments entourant cette élégante troisième cour. La chapelle (assez moche, en revanche, j’ai eu l’occasion de la visiter bien que fermée au public depuis un certain temps) fut conservée aussi, formant un quatrième mur.
– Puis, par glissement sémantique pourrait-on dire ! le lieu fut dévolu aux consultations pour les maladies vénériennes, rattaché à l’hôpital Lariboisière. (Je me souviens que j’avais des potes, dans les années 1980, qui devaient s’y rendre…!).
– En 1998, le lieu a été récupéré par la Mairie de Paris qui a d’abord créé un square à la place des deux premières cours ; l’annexe de Lariboisière (la troisième cour, donc) a été transformée en une sympathique Médiathèque Françoise Sagan (qui avait d’ailleurs gentiment organisé une projection des Mystères de Paris !).
On peut voir des images de ces lieux à la fin de ce reportage tourné par Anne Sedes pour l’émission « Invitation aux voyages » d’Arte (et dans lequel je suis modestement intervenue, ainsi que la délicieuse Judith Lyon-Caen, grande spécialiste d’Eugène Sue) : https://www.arte.tv/…/le-paris-des-mysteres-d-eugene-sue/ (ce lien est actif ou non selon les périodes de rediffusion…)

Mais revenons à nos Mystères de Paris de l’époque. Contrairement à la Prison de la Force que nous visiterons bientôt, dont la noirceur correspond bien à la veine romantique d’Eugène Sue, la prison Saint-Lazare est présentée par Eugène Sue comme un lieu de rédemption. Loin de ses considérations réformistes sur les prisons quand il évoque La Force, et même s’il la décrit comme un “immense édifice d’un aspect imposant et lugubre, situé rue du Faubourg-Saint-Denis”, la prison Saint-Lazare est surtout le lieu où il s’extasie, naïvement, bourgeoisement, paternellement – bref, ce n’est pas ce qu’il a écrit de plus subtil ! – sur l’engouement caritatif des dames de la bonne société de la Monarchie de Juillet, comme nous le verrons aussi.
Mais, comme toujours, il s’est bien renseigné et donne cette précision intéressante : “Les filles sont condamnées à trois mois de prison (à Saint-Lazare) quand on les surprend aux Champs-Élysées”. Les prostituées étaient donc fichées par la police et surveillées de très près. (Dans l’exposition sur Sarah Bernhardt il y a deux ans au Petit Palais, on pouvait lire, exhumée de sa jeunesse, la fiche de police de la grande tragédienne… avant qu’elle n’accède au succès !).
Crédits photographiques : Gravure de Jaque/Lavoignat de l’entrée de la prison Saint-Lazare (édition Gosselin 1843) – Même lieu, gravure de Toffoli (1881) – même lieu photographié avant 1940, trouvée sur internet mais je ne sais plus où – Comparaison plan de Girard (1840) vs Paris aujourd’hui dans l’Open Street map (la création du boulevard Magenta a considérablement modifié le quartier) – la troisième cour aujourd’hui photographiée par Anne Sédes sur le tournage du reportage d’Arte