J’ai plusieurs fois évoqué, dans ces articles, les miséreux (le terme “prolétariat” sera surtout utilisé à partir de Karl Marx) qui tiennent une place importante dans Les Mystères de Paris (voir entrée « Misère et miséreux » dans les Étiquettes). L’exploration de la misère est même est un des ressorts dramatiques du livre dès les premières pages du livre : l’évocation des bas-fonds “barbares” et “sauvages”, cloaques divers (prisons, hôpitaux, asiles, bagne), mystères urbains, bagarres et crimes, argot populaire, etc, firent la réputation et l’exotisme du feuilleton dès son premier chapitre, le 19 juin 1842 :

Eugène Sue sortira cependant de cette sorte de voyeurisme moralisant pour adopter, au cours des mois, une empathie sincère envers les pauvres gens et un engagement à gauche de plus en plus évident et souvent raconté dans ces pages.
La bourgeoisie, elle, est assez peu présente dans le livre. Sans doute pas assez baroque pour le talent romantique d’Eugène Sue. Les habitants du 17 rue du Temple sont de très modestes travailleurs, presque des prolétaires eux aussi : les Pipelet sont concierges ; Rigolette, « grisette » ; Morel, artisan d’art, il est tombé dans la misère ; Germain, clerc de notaire, pourrait intégrer une petite bourgeoisie s’il n’était jeune et infortuné ; Seul Charles Robert, au 1er étage, fait figure de bourgeois et drague, au propre comme au figuré, la noblesse, qui se moque de lui (voir l’épisode 8 à propos de de sa « pituite »).
L’autre bourgeois important est Maître Ferrand, notaire, fricotant tout autant avec les pauvres qu’avec les riches ; il est le “pivot de tous les crimes” comme l’écrit Eugène Sue et de toutes les classes sociales. Mais son statut social est peu décrit : il est très riche mais dissimule sa richesse derrière une façade décrépite ; il n’a qu’une gouvernante et une bonne ; il vit dans le quartier du Sentier qui est, comme le Marais, un quartier d’artisans et de petits commerçants (en tissu, déjà). Mais il a les moyens d’offrir à Cécily une chambre luxueuse.
A part le docteur Griffon, personnage très secondaire, on ne trouve pas de représentants de la grande bourgeoisie dans le livre, alors qu’Eugène Sue en est issue. On ne trouve pas d’industriels (et aucune mention d’industries, notamment aucune mention des gares naissantes, dans Les Mystères de Paris).
L’autre grand contingent social des Mystères de Paris, ce sont les nobles, très présents dans le livre et dans la série (voir les épisodes 7, 8, 11, 18…). ils sont moralement bons ou mauvais, comme les pauvres, et c’est ce qui fait le charme et presque l’humour du livre d’Eugène Sue.
Qu’en était-il de cette classe sociale en 1840 ?
Depuis la Révolution et l’abolition des privilèges et des titres de noblesses, on pourrait penser que les nobles avaient disparu de Paris. Mais non, ceux qui avaient émigrés sont revenus, ils se font sans doute plus discrets et habitent, groupés et orgueilleux, dans le Faubourg Saint-Germain, ou sur la colline de Chaillot comme Saint-Rémy.
On parle plutôt désormais d’aristocratie.
Au 19ème siècle, et encore aujourd’hui, cette noblesse pouvait être d’origine ancienne, ou plus récente : Napoléon avait, en effet, souhaité anoblir une nouvelle élite, notamment ceux qui l’avaient servi fidèlement dans l’armée. Contrairement à la noblesse de l’ancien régime, on distingua alors une “noblesse d’Empire”. 3300 titres furent décernés par l’Empereur, selon Wikipedia.
La Restauration (1815-1830 – Louis XVIII puis Charles X), puis la Monarchie de Juillet (1830-1848, règne de Louis-Philippe – voir l’article suivant) furent favorables à la noblesse tout en permettant l’éclosion de la bourgeoisie. A propos de Louis-Philippe, on parle de « monarchie bourgeoise ».
Les nobles vivent de leur rente ou ont des fonctions diplomatiques ; Ils ont des hôtels particuliers et des propriétés à la campagne, avec de nombreux serviteurs. Mais ils adoptent des comportements bourgeois pour l’accroissement de leur richesse et l’oisiveté n’est plus un idéal de vie.
Dans Les Mystères de Paris, les nobles sont utilisés pour agrémenter le récit de façon tout autant symbolique et fantasque que les pauvres. Contrairement à Balzac, Eugène Sue ne cherche pas à faire de la sociologie.
La marquise Clémence d’Harville est “aussi belle que bonne” mais oublie Fleur de Marie dans sa prison. La comtesse Sarah Mac-Gregor est sérieusement perchée. Détail amusant : née Seyton, veuve du comte Mac-Gregor, elle utilise l’Almanach du Gotha (dont la dernière édition date de 1998 – Le Who’s who existe toujours, par contre) pour trouver un “trône de premier ordre”.
La duchesse de Lucenay, qui est un de mes personnages préférées du livre et à laquelle Delphine Rich prête sa voix et son jeu tout à fait idoines, est frivole. Son amant, le Vicomte de Saint-Rémy, est un fieffé voyou et n’hésite pas à piéger même son père, le comte de Saint-Rémy. Ce sont les excellents Bertrand Chevalier qui joue le fils et Jérôme Keen qui interprète le père (en plus de Rodolphe) !

Le duc de Lucenay est totalement ridicule (interprété par Roland Osman). Dans le chapitre “Le Bal”, voici la description qu’en fait Eugène Sue : “… Appartenant à une des plus grandes maisons de France, jeune encore, d’une figure qui n’eût pas été désagréable sans la longueur grotesque et démesurée de son nez, M. le duc de Lucenay joignait à une turbulence et à une agitation perpétuelle des éclats de voix et de rire si retentissants, des propos souvent d’un goût si détestable, des attitudes d’une désinvolture si cavalière et si inattendue, qu’il fallait à chaque instant se rappeler son nom pour ne pas s’étonner de le voir au milieu de la société la plus distinguée de Paris, et pour comprendre que l’on tolérât ses excentricités de gestes et de langage, auxquelles l’habitude avait d’ailleurs assuré une sorte d’impunité. On le fuyait comme la peste (…).
On dirait qu’Eugène Sue, qui avait pourtant eu ses entrées dans la noblesse via son adhésion au Jockey Club et ses conquêtes féminines dans le grand monde, n’a pas spécialement de respect pour cette classe sociale, et c’est assez réjouissant.
Dans le même genre réjouissant, je vous encourage à revoir l’épisode 25 (mon préféré de la série) où deux serviteurs de nobles parlent de leur patron sans aucun respect.

Au delà du livre d’Eugène Sue, ce qui m’apparait curieux, c’est la sur-représentation de cette classe sociale (extrêmement minoritaire, faut-il le rappeler : 0,2% de la société française aujourd’hui) dans la littérature. De Chateaubriand, en passant par Balzac, Barbey d’Aurevilly, Alain-Fournier, Proust… pas un roman sans un personnage de noble. C’est comme si la noblesse gardait une puissance imaginaire (et c’est sans compter les écrivains qui ajoutèrent un “de” à leur nom, comme Balzac et Nerval).
Enfin, en matière de noblesse, je ne peux m’empêcher de me souvenir de l’intendant dans Peau d’Âne de Jacques Demy qui essaie de mettre les nobles dans l’ordre hiérarchique, lors de l’essai de la fameuse bague. Trois fois youpi ! le film est en ce moment sur arte.tv
https://www.arte.tv/fr/videos/017291-000-A/peau-d-ane/
A 1H26, vous verrez un de mes moments préférés du film (qui est lui-même un de mes films préférés de l’univers) : “Les Princesses d’abord, les duchesses enduites… ensuite… et les marquises…”

Alors, toute gaucho que je suis, je vous avoue que ça m’a amusé également de vérifier l’ordre hiérarchique des principaux nobles ; que voici, du plus petit au plus important : écuyer, page, chevalier, baron, vidame, vicomte, comte, marquis et enfin duc. (J’ai trouvé l’information dans l’indispensable site internet de l’ “Association d’entraide de la Noblesse Française” dont vous chercherez le lien tout seul, faut pas abuser !!)
La notion de Prince (titre que porte Rodolphe de Gerolstein) n’est pas à proprement parler un titre de noblesse mais, sous l’ancien régime, le titre s’appliquait seulement à la famille royale française ou à des étrangers. Puis, sous l’Empire, le titre a été accordé à des très grands dignitaires de l’Empire. Dans Les Mystères de Paris, Rodolphe est avant tout « grand-duc », régnant sur la principauté de Gerolstein, donc « prince ». On parle de lui aussi en disant SAR (Son Altesse Royale) ou si c’est à lui qu’on parle, ça fait – à l’écrit aussi, dans le livre – VAR (Votre Altesse Royale). La classe, c’est le cas de le dire !!
Crédits photographiques : La première page du feuilleton, avec l’évocation des “sauvages” – Gravure de la Duchesse de Lucenay, je l’adore ! – Capture d’écran de Boyer, valet de chambre et Edwards Patterson, “chef d’écurie” commentent les vilénies de Saint-Rémy – Capture d’écran du défilé des postulantes dans Peau d’Ane.