Nous arrivons aux épisodes 33 et 34 en simple visite de la Prison de la Force. Il y a de très nombreuses occurrences du mot prison dans Les Mystères de Paris. De nombreux chapitres/plusieurs épisodes s’y déroulent. Ces lieux sombres conviennent particulièrement bien au talent baroque d’Eugène Sue. Mais c’est aussi l’occasion pour l’auteur, comme souvent, d’exprimer ses idées sociales.
Voici, parmi tant d’autres, deux réflexions qu’il introduit directement dans son récit : ”Répétons-le sans cesse : la société songe à punir, jamais à prévenir le mal…” (…) “Les sinistres régions de la misère et de l’ignorance sont peuplées d’êtres morbides, aux cœurs flétris. Assainissez ces cloaques (il parle des prisons), répandez-y l’instruction, l’attrait du travail, d’équitables salaires, de justes récompenses, et aussitôt ces visages maladifs, ces âmes étiolées renaîtront au bien, qui est la santé, la vie de l’âme.” Eugène Sue n’hésite pas également à citer et commenter des exemples qu’il a lus dans “La Gazette des Tribunaux”. Ses réflexions sont toujours empreintes d’un vocabulaire moraliste, mais elles reflètent aussi les débats de l’époque – que l’on ferait bien, d’ailleurs, de réactualiser tant les prisons françaises sont souvent honteuses – et témoignent de l’intérêt, de plus en plus affirmé, de l’auteur pour les idées socialistes utopiques.
Toutes les prisons citées dans Les Mystères de Paris existaient vraiment. On les retrouve en scrutant le plan de Girard de 1840. La Prison de la Force se trouvait à l’angle du rue du Roi de Sicile/rue Pavée.

On a déjà lu que dans les épisodes 19, 20 et 26, c’est à la prison Saint-Lazare (rue du Faubourg Saint-Denis) qu’on retrouve Fleur de Marie. Dans l’épisode 39, ce sera dans la prison de Bicêtre, dépôt des condamnés à mort en attente de leur exécution, qu’on retrouvera la famille Martial.
Dans le livre, il est mentionné également que Germain, avant d’être transféré à la Force, passe quelques nuits à la Prison de la Conciergerie (Ile de la Cité). Rappelons aussi que les huissiers qui arrêtent Morel doivent le conduire à la Prison « de la dette », rue de Clichy. Amateurs de cartes comme moi, voyez comme ce quartier à changé :

Mais finalement Morel, devenu fou, est conduit à Bicêtre qui était aussi un hôpital psychiatrique, comme on le lira. On peut évoquer aussi les maisons de correction, sortes de prisons pour enfants, où Fleur de Marie vit de 10 à 16 ans, et qui est sans doute aussi Saint-Lazare.
On trouvait toutes ces prisons dans Paris intra-muros (sauf Bicêtre). Elles faisaient partie des codes urbanistiques des villes. Aujourd’hui, on détruit les maisons d’arrêt qui restaient en centre ville et on les construit en rase campagne pour ne plus les voir. (Je me souviens que ma copine d’enfance, Pascale, habitait juste devant la prison de Pontoise (transférée en rase campagne) et cela m’impressionnait !).
À Paris, en 1840, il y avait donc une quinzaine de prisons, avec des spécificités.
Pendant la période révolutionnaire, on sait combien elles furent les symboles honnis de l’Ancien Régime : Il y eut, bien sûr, la destruction de la prison de la Bastille, puis celle du Grand-Châtelet (et avant elles, celle de For-l’Evêque) ou celle du Temple (où fut emprisonné Louis XVI avant son exécution comme vous l’avez lu). On y vécut aussi des évènements révolutionnaires importants comme la libération de prisonniers ou l’exécution sommaire d’anciens royalistes, comme la fiche Wikipedia de La Force le raconte. A la Restauration ou après les divers soulèvements révolutionnaires du 19ème siècle, ce furent au contraire des contestataires qui les peuplèrent, avant de partir bien souvent au bagne qui fera l’objet d’un autre article.
Dans le passionnant essai intitulé Surveiller et Punir, Michel Foucault retrace l’histoire des prisons, qui étaient plutôt, comme on l’a vu, les antichambres où l’on attendait d’autres peines : bagne, échafaud, tortures.
Les prisons moyenâgeuses de l’Ancien Régime étaient par ailleurs des cloaques où l’on mourait rapidement, notamment la prison du Grand-Châtelet (détruit en 1802 ; la Place du Châtelet était très différente de celle d’aujourd’hui) qui avait pourtant de l’allure, comme on peut le voir sur cette gravure !

Les années 1830/40 (début de la Monarchie de Juillet) furent l’occasion d’un débat important sur l’emprisonnement et le traitement des prisonniers, débat soutenu par les innovations architecturales importantes que furent les plans “panoptiques”. Eugène Sue, avec ses réflexions sur la prison, participe à ces débats. Mais, encouragé peut-être par le nom évocateur de la Prison de la Force (“La Force” n’était pourtant que le nom du propriétaire !), il en fait aussi un haut lieu romanesque. Il ne fut pas le seul : Hugo (plusieurs scènes des Misérables), Balzac, Dumas la citent également dans leurs romans.
Assez curieusement, la Prison de la Force, dont on voit ci-dessous l’entrée dessinée par Daubigny et reprise dans notre série, fut pendant un certain temps un établissement innovant et bien tenu. Créée en 1780 dans un ancien hôtel particulier de la rue du Roi de Sicile, dans le Marais, elle était destinée à remplacer l’épouvantable Grand-Châtelet.

Elle abrita un certain nombre de gens connus (dont Claude-Nicolas Ledoux, l’architecte des pavillons d’octroi du Mur des Fermiers Généraux). Devenu peu à peu un cloaque, elle aussi, elle fut détruite en 1845 et remplacée par la prison de la Roquette, au plan panoptique qui permettait de surveiller les prisonniers isolés dans leur cellule. On voit bien cette forme spécifique sur la photographie ci-dessous.

La prison de la Roquette a été détruite en 1975, c’est aujourd’hui un square. En fait, il existait deux Prison de la Roquette : la Petite et la Grande (voir fiche Wikipedia). C’est la petite que l’on voit ci-dessus. Il faut savoir qu’elle fut aussi une épouvantable prison pour enfants comme le raconte Véronique Blanchard dans cet article intéressant : https://enfantsenjustice.fr/?petite-roquette-1836-1935.
Mais revenons à nos Mystères de Paris et nos prisonniers de La Force qui sont, donc, en attente de leur procès. Eugène Sue écrit : “En attendant d’être jugés ou libérés, les détenus étaient séparés en fonction des crimes ou des délits qui leur étaient reprochés. Les criminels jugés les plus dangereux étaient regroupés dans la cour Saint-Bernard dite encore « fosse aux lions »”.
Tout en nous maintenant en haleine à propos du sort de Germain, Eugène Sue écrit dans cette Fosse aux lions des chapitres franchement amusants et inventifs, notamment grâce à ses personnages haut en couleur et leur argot rigolo, comme on va le voir, et dont on a essayé de rendre la poésie dans la série. Mon expression préférée ? “Quelle Sorbonne, le squelette ! » c’est à dire : quelle tête, quelle intelligence ! Je trouve que c’est là un des talents d’Eugène Sue, en tout cas dans Les Mystères de Paris, de ne jamais tout à fait se prendre au sérieux et de privilégier sa trame romanesque et sa fantaisie baroque.
Signalons que Eugène Sue évoque aussi l’histoire amusante et tout à fait réaliste d’un personnage secondaire (non adapté dans la série) qui bénéficie de ce qu’on appelait la “pistole”, c’est-à-dire une chambre particulière où, moyennant finance, on pouvait se faire livrer de bons repas. Il dit : “Je me suis installé le mieux possible dans ma cellule ; je n’y suis pas trop mal : j’ai un poêle, j’ai fait venir un bon fauteuil, je fais trois longs repas, je digère, je me promène et je dors.” Signalons que les derniers prisonniers fortunés de la Bastille étaient également des pistoliers et que ce système inégalitaire entre les peines durera encore longtemps (dure encore ?).
On trouve pas mal d’iconographies sur la prison de La Force et d’articles intéressants. En voici deux assez complets : L’un, issu de l’excellent site “Les Nautes de Paris” (voir aussi, sur ce site, les articles sur les autres prisons de Paris) ; L’autre, sur ce site anglophone, très illustré.
Crédits iconographiques : 2 détails du Plan de Girard de 1840 – Gravure de l’entrée de la prison de La Force de Daubigny/Lavoignat dans l’édition des Mystères de Paris de 1843 – Bien que n’appartenant pas au corpus Mystères de Paris/19ème siècle, gravure du Grand-Châtelet, place du Châtelet, d’un certain Dupré, trouvée sur Wikipedia – Hors corpus également, quoique bâtie au 19ème siècle, photographie aérienne de la Prison de la Petite Roquette, au plan panoptique (plan en étoile avec une tour centrale de surveillance), photo empruntée au site Les Nautes de Paris, merci ! – Et il reste, rue Pavée, le vestige d’un mur de la Prison de La Force – photographie VP :

Et puis, je ne résiste pas à un petit update blagueur de l’autre bout de la rue Pavée, en février dernier :
