J’évoquerai souvent Victor Hugo dans les articles de ce site : à propos de la guillotine ; à propos des bagnards ; à propos de l’enfance maltraitée ; à propos de l’argot, ou à propos des égouts.
Sue comme Hugo abordent souvent les mêmes thématiques sociales et dénoncent les mêmes injustices. Plus théoricien que Sue, Hugo parle même de “l’utilité sociale de l’art”. Cet article est aussi l’occasion de comparer le style littéraire des deux écrivains.
Aussi, n’écoutant que mon courage, je me suis attelée à la relecture des 4 tomes des Misérables que j’avais lus une première fois adolescente. J’en avais un bien mince souvenir, mais me souvenais du plaisir de cette lecture.
Depuis, j’avais évité la plupart des adaptations audiovisuelles, théâtrales, et autres comédies musicales qui me semblaient sentir la poussière à peine sorties, et les personnages de Hugo sont si célèbres et iconiques que je croyais connaître l’oeuvre. Que nenni !!!
N’étant aucunement spécialiste de Victor Hugo (et il y en a tant !), je ne donne ici que quelques avis personnels et informations au regard des Mystères de Paris de mon bon Eugène Sue dont je vais bientôt commencer à parler.
Patience encore, et quelques rappels d’abord sur Les Misérables : Publiés exceptionnellement d’abord en livre (et non pas dans la presse, mais ils le furent après), les 3 volumes (10 tomes) des Misérables sortent d’avril à juin 1862.
Victor Hugo avait cependant rédigé une première version entre 1845 et 1848 (mais non publiée), donc deux ans après l’immense succès des Mystères de Paris. À cette époque, Hugo était déjà très connu grâce, notamment, à la pièce de théâtre Hernani (1830) et au roman historique Notre-Dame de Paris (1831) et donc, à l’inverse, c’est un peu sur ses pas qu’Eugène Sue démarre Les Mystères de Paris dont le début se déroule, comme on le verra.
Il existe beaucoup d’autres points communs entre les deux romanciers et leurs chefs d’oeuvre. Mais aussi pas mal de différences.
Je commencerai par ces dernières : Le style, d’abord, c’est l’évidence !
Je prends l’exemple de la description des abominables Thénardier dans Les Misérables, dont voici un extrait : “Le Thénardier particulièrement était gênant pour le physionomiste. On n’a qu’à regarder certains hommes pour s’en défier, car on les sent ténébreux à leurs deux extrémités. Ils sont inquiets derrière eux et menaçants devant eux. Il y a en eux de l’inconnu. On ne peut pas plus répondre de ce qu’ils ont fait que de ce qu’ils feront. L’ombre qu’ils ont dans le regard les dénonce. Rien qu’en les entendant dire un mot ou qu’en les voyant faire un geste on entrevoit de sombres secrets dans leur passé et de sombres mystères dans leur avenir (…) Le Thénardier était un homme petit, maigre, blême, anguleux, osseux, chétif, qui avait l’air malade et qui se portait à merveille, sa fourberie commençait là. (…) Thénardier était sournois, gourmand, flâneur et habile. Il ne dédaignait pas ses servantes, ce qui faisait que sa femme n’en avait plus. (…) La Thénardier était comme le produit de la greffe d’une donzelle sur une poissarde…” Etc, etc. Quelle description ! J’adore !
Hugo a un souffle épique et une profondeur psychologique que Sue n’a pas.
Je dirai que l’un creuse, l’autre tartine et, d’ailleurs, je ne parviens pas à proposer ici un extrait d’une description de Sue d’une longueur équivalente. J’avais pensé à l’abominable Maître Ferrand, mais son introduction dans le roman (chapitre 13 de la 4ème partie) s’étend sur d’innombrables paragraphes. C’est parfois amusant, mais c’est souvent verbeux, long et répétitif. J’en ai parlé déjà : les feuilletonistes étaient payés à la ligne.
Comme Eugène Sue, Hugo prend son temps. Il ramasse tous les genres, romantique, réaliste ; il fait l’historien, le philosophe, le poète, le politicien (longs chapitres sur Napoléon 1er !) mais il lui arrive aussi de faire le feuilletoniste : fin de chapitres avec suspens, personnages “oubliés” pour mieux y revenir, poursuites policières dans les ruelles…
A propos, je trouve Sue bien meilleur pour maintenir en haleine son lecteur, même s’il s’autorise lui aussi des pages plus politiques ou moralistes où l’on peut s’autoriser une lecture en diagonale. Mais je le trouve plein d’imagination, de fantaisie, d’extravagance.
C’est aussi qu’il y a beaucoup plus de personnages dans Les Mystères de Paris qui ne lésinent pas avec les sous-intrigues et les rebondissements de toutes sortes.
En définitive, je dirais que, entre les deux romanciers, ce n’est pas la même façon d’être long et populaire. Mais aussi, c’est que ce n’est pas la même ambition littéraire : Hugo forge son destin de grand homme tandis que Sue a une modestie que j’aime bien.
D’ailleurs, Hugo évoque Sue dans Les Misérables, avec un brin de condescendance : (c’est à propos de l’utilisation des mots d’argot, qu’il défend) : “Depuis, deux puissants romanciers, dont l’un est un profond observateur du cœur humain, l’autre un intrépide ami du peuple, Balzac et Eugène Sue, ayant fait parler des bandits dans leur langue naturelle comme l’avait fait en 1828 l’auteur du Dernier jour d’un condamné, (il s’auto-cite !) les mêmes réclamations se sont élevées”…
Au regard de la géographie parisienne, Les Misérables et Les Mystères de Paris ont tout autant d’intérêt pour qui aime Paris :
Dans Les Misérables, c’est aussi le Paris d’avant Haussmann, ce dont on va parler dans le Parcours ci-dessous : les quartiers proches des barrières d’octroi, la prison de La Force, la Bastille et son fameux éléphant en plâtre (qui rappelle le faux Arc de Triomphe de la place de la Nation, le Faubourg Saint-Germain et la rue Plumet, le vétuste et sommaire égout, le vieux système d’éclairage, etc…
Voici quelques extraits encore des Misérables où on reconnaitra des thématiques en rapport avec Les Mystères de Paris :
-A propos de la Barrière Saint-Jacques et de la guillotine : … “Vis-à-vis le numéro 50-52 se dresse, parmi les plantations du boulevard, un grand orme aux trois quarts mort ; presque en face s’ouvre la rue de la barrière des Gobelins, rue alors sans maisons, non pavée, plantée d’arbres mal venus, verte ou fangeuse selon la saison, qui allait aboutir carrément au mur d’enceinte de Paris. Une odeur de couperose sort par bouffées des toits d’une fabrique voisine. La barrière était tout près. En 1823, le mur d’enceinte existait encore. Cette barrière elle-même jetait dans l’esprit des figures funestes. C’était le chemin de Bicêtre. C’est par là que, sous l’empire et la restauration, rentraient à Paris les condamnés à mort le jour de leur exécution. (…) Quelques pas encore, et vous arrivez aux abominables ormes étêtés de la barrière Saint-Jacques, cet expédient des philanthropes cachant l’échafaud, cette mesquine et honteuse place de Grève d’une société boutiquière et bourgeoise, qui a reculé devant la peine de mort, n’osant ni l’abolir avec grandeur, ni la maintenir avec autorité…”
A propos d’éclairage, trois extraits intéressants : « À cette époque il n’y avait point de becs de gaz dans les rues de Paris. À la nuit tombante on y allumait des réverbères placés de distance en distance, lesquels montaient et descendaient au moyen d’une corde qui traversait la rue de part en part et qui s’ajustait dans la rainure d’une potence. Le tourniquet où se dévidait cette corde était scellé au-dessous de la lanterne dans une petite armoire de fer dont l’allumeur avait la clef, et la corde elle-même était protégée par un étui de métal.”
Ici, dans le restaurant de la rue de la Chanvrerie (rue supprimée en 1838 par Rambuteau) où a lieu la fameuse barricade de 1832 : « On mangeait cela à la lueur d’une chandelle de suif ou d’un quinquet du temps de Louis XVI sur des tables où était clouée une toile cirée en guise de nappe.”
Enfin, dans l’éléphant : “Gavroche venait d’allumer un de ces bouts de ficelle trempés dans la résine qu’on appelle rats de cave. Le rat de cave, qui fumait plus qu’il n’éclairait, rendait confusément visible le dedans de l’éléphant. “
On retrouve aussi dans Les Misérables les différentes figures sociales des Mystères de Paris : personnages de bagnards et galériens (deux très belles pages sur un convoi de bagnards qui quittent Paris), de miséreux de toutes sortes, quelques représentants de la bourgeoisie et de la vieille noblesse.
Je profite enfin de cet article pour parler du soulèvement de 1832 qu’Hugo met amplement en scène dans son roman : c’est là que Gavroche et tous les amis révolutionnaires de Marius meurent sur une barricade. Entre les Révolutions de 1830 et celle de 1848, il eut en effet quelques soulèvements populaires moins connus, car plus brefs et plus circonscrits. D’ailleurs, on croit souvent qu’il s’agit de la Révolution de 1830. Autre légende curieuse à propos de l’histoire des Misérables : La barricade d’Hugo est fictive et on lira avec intérêt ce lien pointu à ce sujet. Enfin, sur le quartier du Petit Picpus, imaginaire lui aussi quoique décalqué sur une réalité. Ce blog est très bien documenté sur la question. Mais c’est aussi que Hugo n’a plus Paris sous les yeux puisqu’il vit toujours en exil depuis 1852.
Car, rappelons-le enfin, Hugo et Sue eurent aussi, pendant un temps, le même destin : militants de la cause du peuple, ils furent contraints à l’exil politique suite au coup d’état de Napoléon III, comme j’en parlerai dans cet article. C’est leur ami commun, exilé lui aussi, Victor Schoelcher, dont on parlera aussi, qui donnait des nouvelles de l’un et de l’autre comme on peut le lire dans la correspondance des uns et des autres.
PS : Hugo a aussi de l’humour et j’ai relevé, par exemple, cette phrase : “… Elle demeurait quai des Célestins, à l’angle de cette antique rue du Petit-Musc qui a fait ce qu’elle a pu pour changer en bonne odeur sa mauvaise renommée. “


Couvertures des Misérables et des Mystères de Paris illustrées par le même Jules Chéret pour les éditions Jules Rouff vers 1880, trouvées sur internet