L’enfance maltraitée

Nous voici aux épisodes 23 et 24, chez les Martial sur l’Ile des Ravageurs, et pour nous l’occasion de parler de l’enfance maltraitée. On en parlera aussi à propos de la Prison de la Force car la prison de la Roquette, qui lui succéda, fut une épouvantable prison pour enfants où ceux-ci étaient astreints aux travaux forcés quatorze heures par jour. On sait aussi que Fleur de Marie, après s’être sauvée de chez La Chouette, avait été emprisonnée en maison de correction où l’on mettait les enfants errants ; l’adresse n’est pas précisée dans le roman d’Eugène Sue, mais à la réflexion, je me dis qu’il s’agit sans doute de la Prison de Saint-Lazare car c’est à la sortie de l’établissement qu’elle rencontre l’Ogresse qui a l’habitude de recruter, devant la porte, des prostituées qu’elle exploite au Lapin Blanc. Or, on l’a lu dans l’article précédent, le Prison Saint-Lazare était une prison principalement pour prostituées. Rappelons enfin que Les Misères des Enfants Trouvés d’Eugène Sue, publiés en 1845, peuplés d’enfants errants et malheureux, a été chroniqué ci-dessus.

Le thème de l’enfance maltraitée est aussi abordé, dans Les Mystères de Paris, à propos notamment de la famille Martial.

Comme à son habitude, l’auteur commence son chapitre sur “L’Ile des Ravageurs” par une longue diatribe contre les injustices sociales : “Le sombre tableau qui va suivre (…) a pour but de montrer ce que peut être dans une famille l’hérédité du mal, lorsque la société ne vient pas, soit légalement, soit officieusement, préserver les malheureux orphelins de la loi des terribles conséquences de l’arrêt fulminé contre leur père”.

Le père Martial, en effet, a fini sur l’échafaud en laissant une veuve acariâtre et cinq enfants. Les plus jeunes, Amandine et François, sont régulièrement battus par la mère. C’est ainsi qu’on assiste à une scène assez terrifiante de menaces puis de coups donnés par la mère sur son fils François. L’effet de terreur est garanti : “Sa mère s’avançait vers lui, calme, mais inexorable. Quoiqu’elle se tînt habituellement un peu courbée, sa taille était très-haute pour une femme ; tenant sa baguette d’une main, de l’autre la veuve prit son fils par le bras et, malgré la terreur, la résistance, les prières, les pleurs de l’enfant, l’entraînant après elle, elle le força de monter l’escalier du fond de la cuisine. Au bout d’un instant, on entendit au-dessus du plafond des trépignements sourds, mêlés de cris et de sanglots…“.

Plus tard, les enfants seront surpris en train d’espionner leur mère et on redoutera une punition épouvantable : « Les malheureux enfants avaient négligé d’éteindre leur lumière. –Je monte, ajouta la veuve d’une voix terrible, je monte vous trouver, petits mouchards !…”. Fin de chapitre avec cliffhanger. Heureusement, Eugène Sue passe à d’autres personnages mais on redoute d’autant plus la suite.

Aujourd’hui, cette littérature se lit moins mais on trouve ce type de scènes d’enfants battus, maltraités, exploités, orphelins… dans de nombreux livres du 19ème et même du 20ème siècle. Je pense à Oliver Twist (Charles Dickens – 1839 – qu’Eugène Sue admirait), Sans famille (Hector Malot – 1878), L’enfant (Jules Vallès, même année), Poil de Carotte (Jules Renard – 1894), Vipère au poing (et la fameuse marâtre Folcoche – Hervé Bazin – 1948), Matilda (Roald Dahl – 1988).

Il y avait évidemment aussi Cosette et Gavroche dans Les Misérables de Victor Hugo (1862) qui fut un ardent défenseur des enfants miséreux. Il écrit : « Ouvrez une école et vous fermerez une prison ». A propos d’illustrations, on se rappelle celle-ci, ultra célèbre, d’Emile Bayard :

Au cours du 19ème siècle, Victor Hugo comme Eugène Sue et tant d’autres intellectuels vont alerter sur la souffrance des enfants tandis que les politiciens (François Guizot, Camille Sée, Jules Ferry et d’autres) se préoccuperont de lois sur l’enseignement obligatoire, l’interdiction du travail des enfants, etc.

Si cette littérature est si importante à partir du 19ème siècle, c’est que la société de l’époque évolue sur le statut de l’enfant et la dénonciation de la maltraitance des enfants. Depuis Jean-Jacques Rousseau, dont la pensée a infusé tout le 19ème siècle (et même s’il a abandonné ses propres enfants), l’enfant acquiert le statut d’une personne et la famille devient peu à peu le fondement de la société.

Elisabeth Badinter, dans L’amour en plus, démontre magistralement, notamment en étudiant les différentes étapes du nourrissage mercenaire, que l’amour maternel n’a pas toujours été “l’instinct” qu’on a bien voulu nous raconter. C’est peu à peu au cours du 19ème siècle que les injonctions à être une bonne mère et bonne épouse se mettent en place, en même temps que l’enfant prend une place importante, qui va s’accentuer tout au long du 20ème siècle, dans la famille.

Un petit coup de pub : l’auteure de ces articles signale avoir écrit le scénario d’une fiction sur le sujet du nourrissage mercenaire (en 1870). Le film est disponible de façon payante mais modeste à cette adresse : https://www.capuseen.com/films/6100-la-ravisseuse (avec la très regrettée Émilie Dequenne).

Sachez que ces nourrices sur lieu venaient très souvent du Morvan et débarquaient notamment par la Seine dans des barges qui convoyaient aussi du bois de chauffage. J’en ai déjà parlé à propos de la Seine. (En plus, ce n’est peut-être pas le bon endroit pour parler de cela dans un article sur la maltraitance des enfants, car ces nourrices étaient souvent au contraire extrêmement dévouées, et de toutes façons étroitement surveillées. Mais le sujet me passionne toujours, c’est irrépressible !).

Revenons sur l’Ile des Ravageurs pour signaler que celle-ci existait, entre Asnières et Clichy. Ne la cherchez pas sur une carte d’aujourd’hui car elle fut rattachée à la commune d’Asnières, comme sa voisine, l’Ile Robinson (attention, on trouve plusieurs noms différents à ces iles). Voici ce qu’écrit Eugène Sue à propos de son nom : “Les débardeurs débarquent le bois flotté. Les déchireurs démolissent les trains qui ont amené le bois. (…). S’avançant dans l’eau aussi loin qu’il peut aller, le ravageur puise, à l’aide d’une longue drague, le sable de rivière sous la vase ; puis le recueillant dans de grandes sébiles de bois, il le lave comme un minerai ou comme un gravier aurifère et en retire ainsi une grande quantité de parcelles métalliques de toutes sortes, fer, cuivre, fonte, plomb, étain, provenant des débris d’une foule d’ustensiles. “

Sur l’île, la famille Martial tient aussi une auberge. Eugène Sue écrit aussi : “Au rendez-vous des Ravageurs, bon vin, bonne matelote et friture. On loue des bachots (bateaux) pour la promenade”. On le voit, à ses métiers patents ou occultes le chef de cette famille maudite avait joint ceux de cabaretier, de pêcheur et de loueur de bateaux.

Loueurs de bateaux, ravageurs, débardeurs, lavandières, grisettes, livreurs d’eau, allumeurs de réverbères, nourrices sur lieu… Presque à la fin de ce parcours dans Paris, nous avons également côtoyé pas mal de petits métiers disparus et c’est toujours amusant.

Crédits iconographiques : L’Ile des Ravageurs, gravure de Daubigny/Lallemand, édition Charles Gosselin -Capture d’écran de l’épisode 23 de la série – Cosette, gravure d’Emile Bayard, 1862 – Retrouvé dans la bibliothèque familiale : “Sans famille” (d’après un film d’André Michel, 1958) – l’affiche de “La Ravisseuse” (réalisation A. Santana, 2000) – photos VP

PS : J’ai trouvé fort intéressant cet article de Gilles Candar dans la Tribune de l’Art : https://www.latribunedelart.com/enfances-du-xixe-siecle

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