17 rue du Temple : c’est là qu’habite un certain nombre de personnages très importants des Mystères de Paris.
La rue du Temple va aujourd’hui de l’Hôtel de Ville jusqu’à la République. Cependant, il n’y a aucun intérêt à se pointer devant son numéro 17 actuel pour y respirer l’âme des Pipelet car, en 1840, la rue ne démarrait pas à l’Hôtel de Ville : comme on peut le constater sur le plan de Girard, le début de la rue du Temple s’appelait à l’époque la rue Sainte-Avoye. Elle a disparu, mais il reste un Passage Sainte-Avoie (privatisé par des grilles, entre le 8 rue Rambuteau et le 62 rue du Temple) et le quartier est toujours dénommé administrativement – qui le sait ?! – Quartier Sainte-Avoye. On remarque en outre que la rue Rambuteau est à l’époque de ce plan (1840) semi construite.
Donc, bref, du temps des Mystères de Paris, le 17 rue du Temple devait se situer plutôt vers le croisement de la rue Chapon, la numérotation actuelle des immeubles de Paris datant de 1805 avec les mêmes règles : ordre croissant et numéros pairs à droite quand on a le dos à la Seine.

Le quartier du Marais était au 19ème siècle très peuplé et relativement populaire. Les nobles s’en étaient retirés depuis longtemps et le quartier était habité par une population de commerçants et d’artisans.
Pour Eugène Sue, après la mise en scène des taudis de l’Ile de la Cité puis celle des hôtels particuliers de l’ouest de Paris, l’immeuble de la rue du Temple est l’occasion de décrire des personnages socialement intermédiaires, comme Madame Pipelet ou Rigolette, mais aussi de très pauvres (ou déclassés) représentés par la famille Morel, et des plutôt riches représentés par Charles Robert (riche mais pas si noble que ça : c’est plutôt un parvenu, moqué cruellement par un vrai noble dans l’épisode 8 à cause de sa « pituite »).
Sous la Monarchie de Juillet, dont on parlera bientôt, différentes classes sociales continuaient à coexister les unes avec les autres, les unes au dessus des autres, de bas en haut, des plus riches aux plus pauvres, généralement sur 4 ou 5 étages.
Cette pyramide sociale est difficile à appréhender pour un lecteur d’aujourd’hui : on se dit qu’Eugène Sue abuse du hasard quand Mme d’Harville se rend au premier étage de la Rue du Temple pour rejoindre Charles Robert.
Or effectivement, cet étage pouvait encore appartenir, à cette époque, à des personnes riches, tandis que, plus on montait dans les étages suivants, plus le niveau social diminuait :
– Ainsi, au deuxième étage de la rue du Temple vivent deux commerçants bourgeois (personnages éliminés de mon adaptation).
– Au troisième, logent des petites gens comme Rigolette, dont on reparlera dans cet article, ou Germain, clerc de notaire.
– Enfin, la miséreuse famille Morel s’entasse sous les combles, ainsi que Cabrion, artiste peintre fauché.
Cette curiosité sociologique ne durera plus très longtemps (d’ailleurs – est-ce un hasard ? – Morel doit être exclu de son quartier déjà en passe de rénovation) et, à partir des grands travaux d’Haussmann – et encore plus aujourd’hui -, on voit bien que la répartition entre pauvres et riches se joue plutôt entre l’Est et l’Ouest de Paris.
Une gravure célèbre témoigne de cette hiérarchie et de ce cloisonnement vertical en cours dans la Monarchie de Juillet.
Il s’agit des “5 étages du monde parisien”, gravure de Bertall/Lavieille parue dans “Le Diable à Paris” puis dans “L’Illustration” en 1845, donc deux ans après les Mystères de Paris auquel il fait manifestement référence.

Dans les diverses éditions illustrées des Mystères de Paris, il n’y avait aucune gravure en coupe de l’immeuble (mais plusieurs gravures de chaque appartement). Cependant, je me souvenais bien d’avoir vu cette gravure de Lavielle car elle est utilisée pour la couverture de la version de poche d’un livre que j’adore : La Vie Mode d’Emploi de Georges Pérec.
L’idée a donc germé assez vite d’utiliser cette gravure et de s’amuser avec : c’est aussi une cette sorte de maison de poupées, jouet qui m’est particulièrement cher par ailleurs.
Avec Matthieu Dubois, nous avons découvert et acheté plusieurs gravures similaires dont celle de Karl Girardet, en 1847. C’est à partir de ces deux gravures que Matthieu a habilement recréé notre immeuble Pipelet (et “meublé” grâce à certaines gravures des éditions Gosselin et Rouff).



Par la suite, j’ai collectionné quelques autres dessins en coupes : usines, entreprises, bâtiments administratifs… l’immeuble en coupe étant un procédé illustré fréquent, amusant et pédagogique… Je ne vais pas toute les mettre (se reporter à l’article ci-dessous) mais voici d’autres exemples que j’aime bien : « La France qui travaille » de Tissandier et Gilbert (1883), le « Journal le Parisien » (de ?) et “La maison des locataires” photo montage de Robert Doisneau.



Je ne suis vraiment pas fan, loin de là, de Laurent Deutch et Stéphane Bern mais le procédé numérique qu’ils adoptent pour une émission sur Haussmann relève de la même inspiration et est drôlement bien réalisé. Enfin, la chaine innovante HBO avait de son temps conçu une série interactive appelée “Voyeur”.


Crédits iconographiques donc : Capture d’écran du plan de Girard – Les deux gravures à l’origine de notre maison Pipelet (collection personnelle) et le rendu que Matthieu Dubois en a fait – « La France qui travaille », trouvée sur Wikipedia – “La maison des locataires” photo montage de Robert Doisneau (surement copyrighté mais vue la qualité…) – Idem pour la gravure du « Parisien » – Captures d’écran des émissions de Bern/Deutch et du « Voyeur » de HBO.
Pour voir d’autres coupes, voici un article assez complet : https://www.citebd.org/neuvieme-art/des-coupes-pleines-dhistoires
Pour les pédagogues, un article sur « Les 5 étages d’un immeuble parisien » : https://histoirearchitecture19.uqam.ca/bertall-coupe-maison-parisienne-emyl-ferland/
Pour les passionnés d’anciennes numérotations d’immeubles parisiens, voir ce magnifique article de l’excellent blog Paris-Myope : https://parismyope.blogspot.com/…/plaques-de-rues…
Enfin, signalons que textes et iconographie des Mystères de Paris étaient si célèbres que K. Girardet, sans doute le même que celui cité plus haut, s’en inspire directement pour cette illustration de 1844. Cet article passionnant de la revue Influx nous donne de bonnes pistes de lectures et de réflexions sur le sujet de la grande pauvreté.

Enfin encore, je conseille cette ancienne émission de France Culture qui nous permet de réviser tout un tas d’informations passionnantes sur l’habitat et les rues parisiennes du 19ème siècle et sur Haussmann. (Comme nous, Philippe Meyer – on s’en serait douté – se révèle assez critique sur le baron). Je mets ce lien au sein de cet article car on l’entend, par ailleurs, lire la description que fait Eugène Sue de la mansarde des Morel, et c’est assez poignant. Bonne écoute !